Le Petit Paradis antiformaliste

Caprice d'un compositeur antipopulaire au pays du petit père des peuples

 

« Lorsque l’on se retourne et considère le chemin parcouru par notre art, il nous apparaît clairement que chaque fois que le Parti corrige les erreurs d’un artiste et pointe les déviances de ses œuvres, ou condamne avec sévérité une certaine tendance dans l’art soviétique, il résulte invariablement des bénéfices pour l’art comme pour les artistes eux-mêmes. […] Je sais que le Parti a raison. […] L’absence dans mes œuvres d’interprétations de chansons populaires, ce grand esprit parlequel notre peuple vit, a été soulignée de manière claire et définitive par le Comité Central. »

 

Ainsi s’exprimait Dimitri Chostakovitch (1906-1975) devant l’assemblée générale des compositeurs soviétiques convoquée par Andreï Jdanov en février 1948. Accusé de formalisme et d’élitisme depuis la création de son opéra Lady Macbeth de Mtsensk (1936), qui lui avait valu les foudres de Staline et un article incendiaire dans la Pravda, il dut ce jour-là se livrer à une séance d’autocritique particulièrement humiliante, à l’instar d’autres compositeurs notoires comme Prokofiev ou Khatchatourian. Peut-être est-ce cette image d’un homme acquis aux repentirs de convenance, les veules applaudissements de celui qui s’efface devant l’homélie officielle qui lui valurent pendant tant d’années d’être perçu auprès d’une partie du public occidental comme un compositeur pompier et pusillanime. Le temps heureusement aura fait son œuvre en réhabilitant celui que Pierre Boulez reléguait sans vergogne au rang de « pseudo-Mahler » (Diapason, 1989). Quelle méprise tout de même de n’avoir vu dans son œuvre que superficialité, quand on sait ce que sa musique peut avoir de profond et de satirique ! Ce que Haydn est à l’humour, Chostakovitch l’est sans doute à l’ironie, et l’œuvre dont nous allons parler en est certainement la démonstration la plus éclatante.

Le 12 janvier 1989 était créé sous la baguette de Miroslav Rostropovitch Le Petit Paradis antiformaliste (ou Rayok antiformaliste), une cantate satirique pour 4 voix de basse, chœur et piano qui tourne en ridicule les principaux dignitaires de l’URSS de Staline. Demeuré secret du vivant du compositeur, ce véritable brûlot musical constitue une caricature truculente de l’échec de l’idéologie soviétique à traduire ses dogmes en principes esthétiques, l’image parfaite de l’absurdité d’un réalisme socialiste qui se mue en conservatisme absolu. En outre, on peut voir dans l’opposition entre formalistes et réalistes, pierre angulaire de la propagande culturelle du régime, une parodie savoureuse du diptyque savant/ populaire, sur laquelle nous tenterons de jeter l’éclairage historique nécessaire afin d’appréhender la pièce de Chostakovitch dans toute sa force de dérision. Il ne sera donc pas ici tant question d’une analyse de l’œuvre proprement dite que de la description du contexte particulier dans lequel elle se place ; description qui, nous l’espérons, permettra au mélomane curieux d’en apprécier toute la singularité.

 

Petite histoire du formalisme et du réalisme socialiste

 

Il est de ces mots qui, par une insidieuse déliquescence, se vident de leur substance sémantique pour n’être plus que porteurs d’affects. Ce sont les briques élémentaires du sophisme et de la manipulation des foules. Ainsi, avant de devenir ce qualificatif creux asséné par le parti à toute œuvre jugée dissidente, le terme formalisme désigne une école de critique et d’analyse littéraire qui s’est développée en Russie au début du XXème siècle. Ses racines sont à trouver du côté de deux principaux groupes fondés respectivement en 1915 et en 1916 : le Cercle moscovite de linguistique et la Société pour l’étude du langage poétique (Opoïaz), installée à Saint-Pétersbourg. Ces deux cénacles de linguistes et de critiques littéraires proposent une manière radicalement nouvelle d’envisager l’étude de la littérature : là où prévaut à l’époque une étude sociologisante qui considère l’œuvre et son contexte de création comme inséparables l’un de l’autre, les formalistes, au contraire, prônent une analyse des textes intrinsèque et pour elle-même, émancipée des processus poïétiques. Ils revendiquent une approche sinon scientifique, du moins technique et systématique de la littérature et se proposent de déterminer ses spécificités par rapport aux autres productions écrites. Parmi les têtes de file de cette école se trouvent notamment Viktor Chklovski et Roman Jakobson, dont le nom sera par la suite associé au structuralisme. Profitant d’un contexte de relative liberté artistique dans les années qui suivent la révolution, les théories formalistes vont connaître une popularité croissante auprès des intellectuels, jusqu’à dénoter de manière criante dans un paysage idéologiquement dominé par les préceptes marxistes. Perçu par les soviétiques comme un dernier bastion bourgeois de l’idéalisme, défini par Trotski comme une gymnastique intellectuelle stérile consistant au mieux à « compter les voyelles et les consonnes récurrentes, les syllabes et les épithètes », le formalisme devient victime d’un dénigrement systématique qui se soldera, en 1932, par une résolution officielle dissolvant toute organisation indépendante dans le domaine des arts, et instituant du même coup des organes subordonnés au parti tels que l’Union des compositeurs soviétiques. Dès lors, toute posture contrevenant aux principes du marxisme-léninisme sera sévèrement réprimée, de même que tout artiste ne rentrant pas dans les clous de la doctrine esthétique d’état : le réalisme socialiste. Les grands principes de cette doctrine sont résumés comme suit dans le Dictionnaire de Philosophie publié par les Éditions du progrès de Moscou en 1967 :

« Son essence réside dans la fidélité à la vérité de la vie, aussi pénible qu'elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques envisagées d'un point de vue communiste. Les principes idéologiques et esthétiques fondamentaux du réalisme socialiste sont les suivants : dévouement à l'idéologie communiste ; mettre son activité au service du peuple et de l'esprit de parti ; se lier étroitement aux luttes des masses laborieuses ; humanisme socialiste et internationalisme ; optimisme historique ; rejet du formalisme et du subjectivisme, ainsi que du primitivisme naturaliste. »

Il est donc possible de résumer simplement les fondements du réalisme socialiste autour de plusieurs piliers : l’ancrage dans la vie du peuple et l’éloge du prolétariat ; l’adéquation avec l’idéologie communiste ; et la glorification du parti et des politiques menées. L’artiste réaliste se doit de conférer à son art une fonction sociale en accord avec les politiques officielles en représentant un idéal vers lequel la société soviétique est censée tendre. Or, s’il peut paraître aisé de discriminer les œuvres remplissant ou non ces critères, si ambigus soient-ils, dans le domaine de la littérature ou de l’art pictural, qu’en est-il d’un art aussi abstrait que la musique ? S’il sera toujours facile, pour un régime totalitaire, d’identifier les dissidents parmi les écrivains, de quoi parle-t-on lorsqu’il s’agit de musique ? A cette question nul ne pouvait donner de réponse claire ; aussi le réalisme socialiste se mua-t-il en une doctrine du bon goût et du politiquement correct. La musique réaliste socialiste se devait d’être belle, héroïque… autant d’attributs en somme que les plus simples d’esprits savent passablement subjectifs. Il fallait s’inspirer des « classiques » du XIXe siècle et des chansons populaires russes, en dehors de quoi toute forme de modernité était proscrite.

 

Jdanov et l’antiformalisme d’état

 

En 1936, après que Staline et Andreï Jdanov eurent assisté à une représentation de Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch, l’opéra était descendu en flèche par un article paru dans la Pravda du 28 janvier, qui, non content d’adresser au compositeur une critique véhémente, jouait explicitement sur le registre de la menace :

« La faculté qu’a la bonne musique de captiver les masses est sacrifiée sur l’autel des vains labeurs du formalisme petit-bourgeois, où l’on fait l’original en pensant créer l’originalité, où l’on joue à l’hermétisme — un jeu qui peu fort mal finir. »

Ce furent là pour un Chostakovitch fort de la renommée que lui avaient value ses œuvres de jeunesse les premiers déboires annonciateurs d’une perpétuelle oscillation entre honneurs officiels et disgrâce. Après s’être repenti publiquement de ses dérives élitistes et bourgeoises, il connut ainsi une nouvelle période de reconnaissance marquée par le succès retentissant de sa cinquième symphonie en 1937, puis de sa symphonie Leningrad (N°7) en 1942, pour laquelle il reçut même le prix Staline. Il faut dire qu’avec la Seconde Guerre mondiale vint une période de relative liberté dans le domaine des arts, où patriotisme et empathie populaire pouvaient aisément se confondre avec propagande nationale. Cela cependant ne devait pas durer, car à la guerre succéda une nouvelle vague de purges dirigées notamment contre l’intelligentsia et le monde de la culture. Loin de relâcher son étreinte sur les artistes et les écrivains, Staline resserra l’étau de la censure par le truchement du Jdanovisme culturel, lequel, en musique, culmina lors du Congrès de l’Union des compositeurs soviétiques de 1948. C’est en effet à cette occasion que la campagne anti-formaliste menée par Jdanov, qui devait donner lieu à une véritable chasse aux sorcières esthétique, atteignit sa force paroxystique : les compositeurs les plus installés furent attaqués de toute part, y compris par les rancuniers opportunistes qui, jugeant qu’il y a quelque profit à tirer d’une situation, ne manquent jamais de surgir. Il va sans dire qu’à ce point le terme « formalisme » n’entretenait plus qu’un lointain rapport avec son sens initial ; il n’était plus question alors, pour reprendre les mots de Jdanov, que de « culte de l’atonalité, de la dissonance et de la dysharmonie » ; de « rejet de la mélodie au profit de combinaisons confuses et neuro-pathologiques qui transforment la musique en cacophonie, en un conglomérat chaotique de sons ». Jugeons enfin avec quelle finesse, quelle acuité esthétique la musique de Chostakovitch était de nouveau assimilée à la fange acoustique la plus épaisse, et combien, après un mea-culpa de circonstance, il fut aisé au compositeur d’imaginer une parodie truculente de cette cérémonie confinant déjà au ridicule.

 

De la découverte du Rayok de Chostakovitch

 

Jusqu’à la mort du compositeur, le Rayok antiformaliste demeura une œuvre pour ainsi dire confidentielle. Cela, on le comprendra aisément au vu de la virulence de la satire à laquelle il s’y livre, était d’une nécessité vitale pour lui et sa famille. Les uniques représentations du Rayok se faisaient dans un cadre privé, entre personnes de confiance, si bien qu’il fallut attendre 1979 et la parution de Témoignage de Solomon Volkov pour qu’il soit fait mention pour la première fois, de manière encore très allusive, d’une œuvre satirique raillant la campagne anti-formaliste menée par Staline et ses hommes de mains. Si l’authenticité de ces « mémoires » de Chostakovitch a été depuis contestée par certains musicologues, l’existence de l’œuvre en question fut révélée au public en 1989 lors de sa création par Miroslav Rostropovitch, sous le nom de « A learner’s manual ». Il s’agissait là d’une version incomplète basée sur un manuscrit qui, faute de titre, se présentait à peu près ainsi au lecteur :

 

Conseils aux étudiants

La lutte entre la tendance réaliste et la tendance formaliste en musique

Texte et musique par des auteurs inconnus

 

En outre, la première version complète fut donnée quelques mois plus tard, consécutivement à la découverte d’un second manuscrit, qui, pour compléter le premier, ne s’avéra pas moins évasif quant à ses auteurs et ses conditions de composition. En sorte qu’encore aujourd’hui, deux principales inconnues subsistent : l’année précise de composition du Rayok (Chostakovitch pourrait avoir écrit une première version dès 1948 et l’avoir complétée après 1957, mais d’autres dates sont avancées), et la possible implication dans l’écriture du livret de Lev Lebedinsky, un ami du compositeur. Pour le reste, l’œuvre a été authentifiée par Maxime Chostakovitch, le fils de Dmitri, qui se souvient avoir entendu son père en jouer des passages au piano. De plus, si des incertitudes planent encore sur l’auteur du livret, nous savons que la préface contenue dans le premier manuscrit est bien de sa main.             
A ce point, et avant d’évoquer le contenu particulièrement caustique de cette préface, il convient de jeter un éclairage sur les significations multiples du terme « Rayok ». En effet, si « Petit Paradis » en est une traduction littérale, elle n’en comporte pas toutes les connotations ; si le mot « Rayok » signifie bien « paradis » dans son sens premier ou dans son usage au théâtre, il désigne aussi, par extension, une forme de théâtre de marionnettes russe dans laquelle le spectateur est invité à regarder à l’intérieur d’une boîte à travers des verres grossissants. En outre, c’est vraisemblablement en référence à la mélodie de Moussorgski du même nom que Chostakovitch choisit ce titre équivoque. Y aurait-il donc une généalogie à trouver entre les deux œuvres ? A la vérité oui : toutes deux partagent un caractère satirique et sont écrites pour voix de basse. Cependant si les cibles de Moussorgski sont ses détracteurs musicaux, celles de Chostakovitch sont d’une autre envergure… d’où un effectif adapté en conséquence : pour l’exécution du Rayok antiformaliste, ce ne sont pas moins de quatre voix de basses qui sont requises, en plus du piano et du chœur. Soit dit en passant, l’œuvre est aujourd’hui souvent donnée dans une version orchestrée par Boris Tichtchenko.

 

Chostakovitch et l’art de la satire musicale

 

Dans la préface du Rayok antiformaliste, un « éditeur » imaginaire nous narre les circonstances fictives de sa découverte. Nous apprenons donc qu’il fut trouvé dans une boîte remplie d’excréments par un camarade nommé Opostylov (référence explicite à Pavel Opostolov, responsable chargé de la censure des œuvres de Chostakovitch, dont le nom aura été ici déformé pour se rapprocher de l’adjectif russe « repoussant » ou « répugnant »).
S’avisant qu’il venait de mettre la main sur une œuvre de maître, ledit Opostylov eut tôt fait de nettoyer le manuscrit et d’en louer les qualités :

« Quand l’élégance est mentionnée, la musique est élégante ; quand il est question de mélodie, la musique est mélodieuse ; l’association du texte et de la musique est telle qu’on ne pourrait l’imaginer autrement. »

Malheureusement, la triste nouvelle nous est ensuite apportée que pris dans son flot de dithyrambes, il sombra lui-même dans un trou rempli d’excrément et que, malgré les efforts de la brigade de nettoyage des égouts, il fut impossible de le dissocier des fèces qui emplissaient l’antre…

Voilà en substance (si j’ose dire) le contenu de cette préface particulièrement corrosive, qu’il n’y a je pense pas matière à commenter in extenso. Au moins a-t-elle le mérite d’annoncer la couleur de ce qui va suivre, et de jeter, au cas où cela était vraiment nécessaire, un éclairage non équivoque sur la haute estime en laquelle Chostakovitch tenait les officiels du régime.
Si dans le cas de cette préface, l’identité de la cible est mal dissimulée derrière un jeu de mot transparent, il n’en va pas de même des cibles de la cantate elle-même. En effet, c’est en s’appliquant à imiter le style oratoire de chacun des dignitaires, par l’usage d’extraits de discours réels ou la caricature de leurs traits idiosyncrasiques, que l’auteur du livret sera parvenu à rendre leur identité limpide sans qu’aucune allusion ne soit faite à leur nom. Ainsi, dans un simulacre de cérémonie arbitré par un président de séance fort peu objectif, 3 orateurs vont se succéder à la tribune pour prendre part à l’homélie. Nommés sommairement « numéro 1 », « numéro 2 » et « numéro 3» dans le livret, ces conférenciers constituent des caricatures grotesques de Staline, Jdanov et Dimitri Chepilov qui, devant une assemblée tout acquise à leur cause, vont louer à l’envi les artistes « réalistes » et conspuer avec autant de verve les « formalistes » ennemis du peuple.

L’objet n’étant pas ici de procéder à une analyse détaillée de l’œuvre (que nous incitons le lecteur à découvrir par lui-même), nous ne nous étendrons pas sur le contenu spécifique de chaque discours. Il y aurait certes pléthore de références et autres traits d’esprit à déceler dans le livret comme dans la partition, mais s’y employer relèverait d’une entreprise de nature différente de la nôtre. Ainsi, il nous semble pertinent, pour finir, de rappeler que le Rayok antiformaliste ne saurait être jugé sur le plan musical selon les critères usuellement applicables aux œuvres de Chostakovitch. Le dire relève peut-être du truisme, mais la musique a ici essentiellement un rôle parodique : parfois simpliste pour signifier l’inculture des orateurs, jouant sur la citation de mélodies empruntées au répertoire populaire russe ou à celui des maîtres du XIXe siècle, le langage musical du Rayok n’est en rien comparable à celui déployé par Chostakovitch dans ses œuvres majeures. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit dénué d’intérêt. Au contraire, plus qu’une simple curiosité, le Rayok fait figure de monolithe au sein du catalogue du compositeur. L’audace, l’ironie qu’il y montre sont autant d’éléments qui confèrent à cette cantate improbable sa force en tant que témoin d’un contexte historique particulier, mais aussi en tant qu’objet symbolique susceptible de transcender ce contexte. Au-delà de la dérision d’une bureaucratie esthétique inculte, le Rayok semble en effet porter en lui les germes d’une réflexion plus générale sur l’élitisme et le populaire ; à travers l’opposition entre réalistes et formalistes (comprendre populaire/antipopulaire), il semble que ce soit un énième avatar du dualisme populaire/savant qui se manifeste, sous une déclinaison empreinte de l’antiélitisme soviétique.

Mais vous, qui riez de voir Staline raillé, craignez que lorsque vous instituerez les normes du beau, et frapperez d’anathème les infidèles, il ne vienne un Chostakovitch pour vous railler aussi.

 

 

Dimitri Chostakovitch au Congrès culturel et scientifique pour la paix mondiale à New York en 1949

Publié le : 17/10/2019 à 20:36
Mise à jour : 18/05/2021 à 14:11
Auteur : Rémi Lacombe
Catégorie : Découverte

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