THE EXORCIST

Le souffle démoniaque de la bande originale du film

Replonger dans le genre du cinéma d’épouvante à l’approche des fêtes d’Halloween est une tentation irrésistible pour tous les passionnés du septième art. Trop souvent discréditée par des films aux réalisations simplistes, plus soucieux d’images marquantes que de réelles démarches artistiques, l’horreur occupe pourtant une place conséquente dans le monde cinématographique. Elle est valorisée par un nombre important de chefs-d’œuvre emblématiques portés par les plus grands réalisateurs. Halloween est également un moment idéal pour redécouvrir les nombreuses bandes originales de ces films, souvent marquantes, qui orchestrent et accompagnent avec force les scènes horrifiques gravées dans nos mémoires. Comment oublier les arabesques obsédantes du groupe Gobin dans Suspiria de Dario Argento ? Le chœur satanique de sabbat noir de Jerry Goldsmith dans La Malédiction de Richard Donner ? Ou encore les hurlements des cordes stridentes et torturées de Bernard Herrmann dans Psychose d’Alfred Hitchcock ? Indéniablement, la musique occupe un rôle primordial au cinéma, et le genre de l’épouvante ne fait pas exception. Il sollicite aussi l’inventivité foisonnante du compositeur. Il lui demande de faire preuve de précaution pour ne pas tomber dans les clichés de la musique « ultra stressante » ou « ultra rythmée », prévisible, préludant les « jump-scares » ratés ou encore les mauvaises scènes de meurtre.

Le film dont il est question aujourd’hui est un immense chef-d’œuvre du réalisateur William Friedkin. Il reste à ce jour (plus de quarante-cinq ans après sa sortie en salle) un classique du genre, au même titre que The Shining (1980) de Stanley Kubrick ou encore Halloween (1978) de John Carpenter. Toutefois, nous n’allons pas énumérer ce qui fait la réussite évidente de ce long-métrage (point que les cinéphiles connaissent déjà par-cœur). Nous proposons plutôt de nous introduire au cœur de sa bande originale déroutante, et de prendre en compte non pas seulement le morceau qui fait l’identité la plus directe du film (Tubular Bells) mais l’ensemble de son paysage sonore. Nous considérerons une sélection de scènes dont l’atmosphère pénètre étrangement la trame du film.

Installons le projecteur, éteignons les lumières puis allumons les bougies avant de laisser filer la bobine du frisson. La musique que nous nous apprêtons à entendre est aussi glaciale que les images qu’elle accompagne dans une belle symbiose des arts. Ambiance parfaite pour une nuit d’Halloween.

Une bande originale à l’histoire mouvementée

En 1973, après un tournage extrêmement laborieux et avec six semaines de retard, William Friedkin met enfin le point d’orgue à son film inspiré du roman homonyme de William Peter Blatty : The Exorcist. N’ayant pas encore sollicité un compositeur pour la bande originale du long-métrage, le réalisateur amorce un premier montage de l’œuvre avec des musiques tirées en grande partie du répertoire classique contemporain. Il choisit un kaléidoscope musical riche, associant les couleurs diaphanes d’Anton Webern à celles aveuglantes de Krzysztof Penderecki sans oublier les timbres évocateurs de David Borden, George Crumb et Hans Werner Henze. À ce panorama déjà riche, il ajoute la pincée de sel rock-progressif du jeune musicien Mike Oldfield avec le morceau devenu très célèbre aujourd’hui Tubular Bells en guise de thème principal.

Friedkin a un point de vue précis pour la trame sonore qu’il souhaite entendre dans L’Exorciste : peu de musique et beaucoup de silences. Il souhaite que les interventions musicales soient symboliques, dans une atmosphère épurée afin de former une sorte de nappe oppressante.

Il présente ce premier jet du film à un célèbre compositeur qu’il admire : Bernard Herrmann. Mais cette collaboration reste finalement sans suite, du fait d’un désaccord entre les deux hommes. Aux yeux du cinéaste, l’idée de Herrmann consistant à incorporer un orgue d’église semble superflue, prévisible et cliché. C’est donc à son ami Lalo Schifrin (à cette époque pianiste dans le quintet du trompettiste Dizzy Gillespie) qu’il remet le projet en main. Enthousiaste, le musicien compose une musique glaçante, assourdissante, extrêmement violente et percussive pour grand orchestre qu’il nuance par quelques passages d’écriture plus subtile et plus jazz. William Friedkin, désemparé par la partition trop grandiose du compositeur décide de rompre sa collaboration avec lui le jour même de l’enregistrement (il est d’ailleurs possible d’écouter l’enregistrement de cette partition rejetée par le réalisateur en CD ou sur internet). En dépit de la situation, le cinéaste choisit de conserver le montage initial et fait appel au compositeur et arrangeur Jack Nitzsche afin de compléter la bande originale d’une ouverture intitulée « Irak »1. Ce morceau accompagne le générique du début et crée un lien entre les différentes pièces empruntées au répertoire des compositeurs déjà cités.

Photographie du tournage : William Friedkin et Linda Blair

Du son au silence…

Ce qui marque le spectateur lors du visionnage du film est la discrétion de la musique. En effet, Friedkin ne la fait intervenir que très peu et préfère laisser planer une ambiance lourde et oppressante, mise en valeur par de longues trames de silence. Dans ce désert musical apparent, le réalisateur laisse cependant filtrer des sons qui se substituent à la musique et qui rompent le silence de manière parfois brutale : sursaut lié à la sonnerie de téléphone, respiration inquiétante de Regan MacNeil (interprétée par Linda Blair), écho de la possession de la jeune fille par une entité maléfique. Ces respirations et gémissements bestiaux, insupportables pour le spectateur (qui entend mais ne voit pas) s’emparent à leur façon du rôle de la musique. Sonorité dérangeante, rythme imperturbable et monotone, austère et inhumain, sorte de musique du démon.

Ainsi, Friedkin relève le défi de faire régner une ambiance extrêmement tendue et maintient le public en haleine jusqu’à la fin du film. Pour le réalisateur, certaines images se suffisent à elles-mêmes et remplacent efficacement le rôle de la musique. L’un des exemples les plus remarquables est la scène dans laquelle l’actrice principale du film Ellen Burstyn (interprétant le rôle de Chris MacNeil), après avoir entendu des bruits d’origine inconnue, monte en pleine nuit inspecter le grenier de sa maison à l’aide d’une simple chandelle (2). La scène est magistralement réalisée. Friedkin n’a pas besoin de la musique pour accompagner ses plans. Elle aurait sans doute annoncé trop maladroitement le moment de sursaut soigneusement mijoté par le cinéaste, balayant instantanément le frisson de l’angoisse et confisquant une part de réalisme à la scène. Le minimalisme, au contraire, joue sur les nerfs du spectateur. Il est au cœur des images : seulement un bruissement de vent sourd accompagne l’actrice dans le capharnaüm et la pénombre du grenier. Le silence règne ici, ultime vecteur de tension. D’une main de maitre, William Friedkin annonce au spectateur que quelque chose de menaçant, tapi dans l’ombre, guette et se prépare à surgir.

Et du silence à la musique…

Mais si l’utilisation de la musique dans le long-métrage se fait discrète, elle peut aussi devenir frappante et fulgurante. Minutieusement placée, elle agit dans le film, pour citer le réalisateur, « comme une main froide qui se pose sur l’épaule », et amplifie la sensation de malaise ou d’effroi. Tour à tour discrète ou implacable, dissimulée ou à visage découvert, tel un habile spadassin, elle varie les coups. Le cinéaste est attiré par les langages musicaux atonal et (surtout) expérimental des compositeurs déjà cités. Riches de couleurs évocatrices, ces langages peuvent susciter de multiples sensations chez le public : angoisse, effroi, impression d’instabilité ou d’altérité en corrélation avec le propos du film. De plus, ils correspondent bien à la couleur pessimiste du cinéma de Friedkin. En effet, l’apparente désorganisation qui régit les œuvres présentes peut évoquer l’image du chaos, du néant, qui renvoie à un abandon cataclysmique. Ces œuvres sont en réalité méticuleusement élaborées et composées : leur austérité devient une force et leur aspect tentaculaire n’est qu’illusoire. C’est à Krzysztof Penderecki que revient l’honneur d’être le plus cité dans le film (à travers pas moins de six œuvres). Les sons inhabituels, inouïs et la métamorphose sans cesse renouvelée de son matériau musical nourrissent les intuitions du cinéaste. Il vient de dénicher un potentiel riche dont il saura se servir.

William Friedkin dresse le décor dès la dixième minute du film : les ruines d’un temple au milieu d’un désert irakien, le vent qui se lève, des chiens au comportement soudainement agressif et enfin une ombre ailée, étrange et menaçante qui se dresse en haut d’une colline et s’interpose entre le soleil et la scène, image du démon en conflit avec la lumière divine. C’est le climax de Polymorphia3 de Krzysztof Penderecki qui sublime la tension du face à face entre l’acteur Max Von Sydow (interprète du Père Lankester Merrin) et la statue grandeur nature de Pazuzu, son ennemi juré. Une scène significative, très importante, et un exemple redoutable dans lequel la musique pétrifiante du compositeur polonais orchestre avec brio les images. Polymorphia représente les différentes formes de sons, d’attaques et de techniques instrumentales que peuvent adopter les cordes de l’orchestre. Le musicien emploie de nombreux effets sonores à hauteurs indéterminées, tantôt doux, tantôt tonitruants. Le choix par Friedkin de cette œuvre de Penderecki a probablement été inspiré par la nature et le propos de ses images : les évènements étranges et soudains autour de cette mystérieuse figure maléfique évoquent la capacité du diable à s’incarner dans différentes formes de vie.

La musique apporte ici une force supplémentaire et un ton résolument sombre au long-métrage. Elle donne un souffle implacable à ce « duel », et offre surtout une âme à la statue inanimée du démon : elle lui fait prendre vie. Les sons assourdissants des clusters étendus se métamorphosent en grognements sourds et inquiétants. Cette introduction symbolique agit comme une sorte de prélude aux évènements tragiques à venir. Le plan du soleil couchant, ponctuant cette scène magistrale, ne présage rien de bon. La lutte entre le bien et le mal, entre l’ange et le démon, vient de commencer et va croitre tout au long du film. Mais cette fois le diable s’empare d’un corps vivant. Le réalisateur foudroie le public : Penderecki vient de donner le « la » au film de William Friedkin.

Extrait de la partition graphique de Polymorphia.

Changement de registre et de décor : le spectateur quitte l’Irak et est transporté à Georgetown, quartier tranquille de Washington. Ce décalage se fait sur l’air entrainant, à la fois envoutant et mécanique de Tubular Bells4 de Mike Oldfield. Cet air familier accompagne le travelling caméra automnal de la déambulation de l’actrice Ellen Burstyn. Ce morceau de rock-progressif est la seule composition de la bande originale rattachée au langage tonal. Il devient aussitôt aux yeux de tous l’identité  de L’Exorciste. Son ostinato mélodique alambiqué et infatigable, sa carrure rythmique enivrante à 7/8 et sa progression tant harmonique qu’instrumentale s’impriment instantanément dans l’esprit du spectateur. Impossible d’y échapper, en un seul visionnage le mélange Friedkin-Oldfield vient marquer au fer rouge la mémoire des cinéphiles. Ces procédés musicaux insidieux et efficaces suscitent l’angoisse, et nous aurons plaisir (quelle forme de plaisir ?) à les retrouver dans d’autres films d’épouvante classiques tels que Halloween de John Carpenter ou encore Suspiria de Dario Argento.

Angoissante et enivrante, Tubular Bells annonce au public que quelque chose de latent, de surnaturel et d’inexplicable se prépare à surgir. L’ostinato du piano tient en haleine, il vient perturber le quotidien d’apparence normal, rassurant et agréable de Chris MacNeil et sa fille. Impression que William Friedkin prend soin d’installer dans tout le début du long-métrage. Puis, en un clin d’œil, après les quelques avertissements subtilement dissimulés, le film chavire dans une angoisse toujours plus profonde. Le spectateur est saisi au vif et la musique devient actrice de l’angoisse au cours d’apparitions beaucoup plus pétrifiantes.

Autre exemple extrêmement fulgurant (d’une trentaine de secondes seulement !) : le point de synchronisation musique/image qui amplifie le regard apeuré de Jason Miller (alias le Père Damien Karras). Le personnage découvre en pleine nuit le message de détresse de Regan MacNiel en proie à une crise de possession. Le morceau « Night of the Electric Insects »du compositeur George Crumb y pulvérise le silence, glace le sang et pétrifie le public. Cette pièce musicale est extraite de l’œuvre Black Angels – Thirteen images from Dark Land (Anges noirs – Treize images du Pays Obscur) pour quatuor à cordes électrique. Cette œuvre, imprégnée de références à la guerre du Vietnam, est résolument funèbre. La symbolique de la mort y est omniprésente. Le compositeur use abondamment de l’intervalle de triton qui est attachée à la figure du diable (Diabolus in Musica). Il est évident que le titre Black Angels n’est pas passé inaperçu aux yeux de Friedkin. Il a saisi l’impact emblématique de la musique du compositeur américain à travers cet extrait dans lequel l’image du diable associé à celle de la mort est constante. Le cinéaste n’hésite pas à mettre en corrélation les sonorités saisissantes de cet extrait musical avec des images aussi perturbantes. La quinte diminuée si-fa hyper-aigue du premier violon est un éclair foudroyant qui bondit aux oreilles du spectateur et qui abolit le silence. Il s’agit d’un bel exemple où la musique tonitruante domine l’espace sonore et vient transfigurer les images en un clin d’œil. Les sons vifs et fulgurants, étranges et aiguisés de George Crumb transpercent l’auditeur. William Friedkin fait correspondre le travail de la musique et celui de la caméra. Regan MacNeil, qui se trouve au seuil de la mort, pousse un appel de détresse et Damien Karras se retrouve figé, impuissant. La musique accompagne de façon sinistre le cortège funeste et maléfique qui culmine avec l’apogée de « l’ange noir » Pazuzu, démon antagoniste du film venu habiter le corps d’une enfant.

La bande originale de L’Exorciste mérite d’être reconsidérée dans son intégralité. Bien que le cinéaste mette au premier plan une ambiance sonore basée en grande partie sur le silence qu’il maitrise avec brio, il sait aussi faire preuve d’ingéniosité dans le choix des musiques pour accompagner ses plans. Maitre du kaléidoscope phonique, il jongle brillamment avec les silences, les sons variés et la musique. Il saisit avec pertinence le passage qui l’intéresse, comprend comment réaliser l’alchimie entre l’image et le son. Le choix des œuvres musicales dans le film n’est pas anodin. En effet, nous avons constaté que le réalisateur n’hésitait pas à avoir recours aux symboles pour accompagner ses scènes et leur donner une force insoupçonnée. Même s’il ne cite que des fragments de manière parfois si fulgurante qu’ils passent quasiment inaperçus. Le détail de précision et de cisellement a la qualité du scalpel. Les choix sont tranchants et réfléchis. Cet éclair foudroyant dont William Friedkin fait usage se retrouve jusque dans les génériques de début et de fin. Jack Nietzche et les sons énigmatiques d’harmonica de verre ont la capacité de plonger automatiquement le public aussitôt installé dans le vif du sujet. L’œuvre Fantasia for Strings6 de Hans Werner Henze précède Tubular Bells dans le générique de fin. Il s’agit peut-être de la pièce la plus percutante, agressive et mouvementée de toute la bande originale. Ces exemples prouvent une fois de plus que le réalisateur se refuse à lâcher un seul instant le spectateur. À tout moment de l’histoire, il maintient le frisson glacial. Le générique de fin donne une note résolument pessimiste et sombre au long-métrage. Peut-être agit-il comme un prélude aux deux suites du film : l’histoire ne fait que commencer. Fantasia for Strings symbolise une sorte de victoire du démon (illusoirement disparu) dans le monde réel ; démon qui attend, tapi dans l’ombre, quinze longues années, avant de resurgir dans L’Exorciste III : La suite.

Tubular Bells est une scie. Il résonnera encore et encore dans le souvenir des spectateurs, viendra hanter leur mémoire, au même titre que Penderecki ou Crumb.

Il est temps de lâcher la bobine et de lever le diamant du vinyle de Friedkin. Peut-être pour lancer un autre chef-d’œuvre du cinéma d’épouvante. La soirée d’Halloween ne faisant que commencer, il faut maintenant songer à la prochaine et se demander qui se cachera sous le masque… Alfred Hitchcock ou John Carpenter ? George Franju ou Stanley Kubrick ?

 

Liens vers les musiques et les scènes.

1  https://www.youtube.com/watch?v=I6X1sx0P6cQ ; https://www.youtube.com/watch?v=Qpw-GbEpjR4

2 https://www.youtube.com/watch?v=lfMyyptgyls

3 https://www.youtube.com/watch?v=cgAVtI6g4zg ; https://www.youtube.com/watch?v=Su4s7C1bEfY

4 https://www.youtube.com/watch?v=Cx8QZIaTqoU ;  https://www.youtube.com/watch?v=2GCcj0KZSfE

5 https://www.youtube.com/watch?v=12auKlEE0eM ; https://www.youtube.com/watch?v=HVOcDGzfRJI

6 https://www.youtube.com/watch?v=ljR712RFW8Y ; https://www.youtube.com/watch?v=8XbLVU0d4is&t=165s

Liens vers la musique de Lalo Schifrin : https://www.youtube.com/watch?v=5oAdXtYu9dk

 

Publié le : 31/10/2019 à 17:00
Mise à jour : 11/08/2020 à 09:04
Auteur : Yann Bertrand
Catégorie : La musique et les autres arts

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