Assez parlé, Zarathoustra !

Quand la musique dit la philosophie

Le philosophe Friedrich Nietzsche (à gauche) vers 1875 et le compositeur Richard Strauss (à droite) entre 1915 et 1920

 

              En tant qu’elle est un art abstrait par essence, la musique suscite depuis des siècles des discours passionnés quant à sa nature, son sens et sa valeur esthétique. Au gré de l’évolution des systèmes de pensée successifs, elle s’est vu alternativement accorder une place subalterne ou privilégiée parmi les arts, selon que son hermétisme à la dimension signifiante de la langue (« Sonate, que me veux-tu ? », demandait Fontenelle) fût perçue comme une faiblesse ou une force. Il semble ainsi que du fait de leur immiscibilité, musique et langage soient condamnés à s’entourer mutuellement d’une herméneutique qui a tout du « dialogue de sourd » : figurer musicalement idées et concepts ou interpréter un discours musical en termes usuels, voilà qui relève d’une entreprise fort malaisée. Du reste, il semble que le caractère indicible de l’art des sons ait eu pour effet paradoxal de stimuler le discours à son égard ; puisque qu’elle ne peut, dans l’absolu, rien exprimer qui lui soit extérieur, la musique constitue en elle-même un objet à penser. On peut donc dire, d’une certaine manière, que la musique prête à philosophie. Mais l’inverse est-il vrai ? Une pensée philosophique est-elle susceptible de s’incarner dans une œuvre musicale ? Il est évident de prime abord qu’outre sa qualité évaluative, une doctrine esthétique revêt une dimension prescriptive en ce qu’elle est susceptible de se traduire sur le plan stylistique. Ainsi, l’œuvre de Richard Wagner, par exemple, se fait à maints égards le reflet d’une pensée préalable. Cependant on pourra arguer qu’une telle pensée est en quelque sorte « intéressée » et, dans le cas de Wagner, conçue en vue d’une application concrète dans le cadre de son art. On est donc conduit à se poser la question suivante : connaît-on, dans le répertoire de la musique occidentale, des œuvres inspirées d’écrits philosophiques sans lien direct avec l’esthétique musicale ? En d’autres termes, existe-t-il une déclinaison philosophique du poème symphonique ? Si les exemples, dans ce domaine, se comptent au mieux sur les doigts d’une main, un nom vient toutefois immédiatement à l’esprit : celui d’Also sprach Zarathustra (1896) de Richard Strauss (1864-1949), œuvre singulière basée sur l’ouvrage éponyme de Friedrich Nietzsche (1844 – 1900). Par la nature de son programme comme ses caractéristiques musicales, ce poème symphonique nous enjoint à interroger le rapport que la musique est susceptible d’entretenir avec la sphère des idées ; où concourent musique et philosophie, il est un terrain où se dessinent de multiples inconnues, lesquelles font écho à des questionnements plus généraux quant à la capacité illustrative de la musique et sa dimension narrative. Dans ce contexte, le présent article se propose à la fois de donner un aperçu de l’œuvre et de ses multiples facettes, et de jeter çà et là quelques pistes de réflexion sur les problématiques soulevées. Ce faisant, nous espérons fournir au lecteur le matériau nécessaire à une écoute renouvelée de ce monolithe musical.


2001, l’odyssée de Zarathoustra
 

Singulière, en effet, Also sprach Zarathustra l’est tant par la nature de son substrat littéraire que par l’improbable seconde vie qu’il devait connaître lorsque Stanley Kubrick, en 1968, fit de sa fanfare initiale le thème du désormais mythique 2001, l’Odyssée de l’espace. Du surhomme nietzschéen au monolithe de 2001, de la volonté de puissance à la conquête spatiale, il y a un pas (de géant ?) que le réalisateur franchit un an avant qu’Armstrong ne posât le pied outre-terre, faisant de ces quelques pages de musique l’hymne d’une nouvelle génération de films de science-fiction. Du même coup, il semble que cette introduction ait acquis une certaine autonomie vis-à-vis de l’œuvre dont elle est issue ; si elle reste dans une certaine mesure associée à l’imagerie nietzschéenne – notamment à travers la symbolique du lever de soleil, reprise lors de la séquence d’ouverture du film – force est de constater que cette fanfare a acquis une valeur par elle-même, indépendante du cadre narratif dans lequel elle s’insérait. Ainsi, la tentation est grande de voir dans cet exemple de transposition d’un fragment musical hors de son contexte d’origine une énième démonstration du caractère arbitraire du lien qui unit musique et images, émotions ou représentations diverses dans notre sensibilité. A la différence du langage, la musique n’offre pas de signification objective, ce qui la rend susceptible de toutes les associations. Comment envisager, dès lors, la question de la narrativité dans le genre du poème symphonique ?

 

Du concept de narrativité en musique
 

Dans The Composer’s Voice, le musicologue américain Edward T. Cone remarque :

« Si la musique est vraiment un langage, c'est un langage du geste : un langage des actions directes, des pauses, des démarrages et des arrêts, des montées et des chutes, de la tension et de la détente, des accentuations ».

Il existerait donc une certaine objectivité du discours musical compris en tant que « geste ». A un état d’apaisement succède un état de tension, etc... D’où il découle qu’une certaine analogie est possible entre la succession des événements musicaux et les articulations d’un récit. La dimension narrative de la musique ne peut dans l’absolu être rapportée qu’à cette ossature d’événements, que l’auditeur est libre d’investir dans un deuxième temps des résonnances et images qu’elle suscite en lui. Chacun, dira-t-on, peut construire le « récit » qu’il lui plaît à partir de cette trame. Pour autant, il est possible, dans le cas du poème symphonique, de comprendre comment un support littéraire s’incarne musicalement dès lors que la nature du texte en question et les motivations du compositeur sont connues. Comme le rappelle Jean-Jacques Nattiez dans son article Peut-on parler de narrativité en musique ? (Canadian University Music Review, 1990) :

« On ne peut pas le traduire [le poème symphonique]. On peut résumer ou traduire le récit dont le compositeur s'est inspiré, ce qui est tout différent. »

Ainsi, la relation qui unit texte et musique est de nature asymétrique, en ce que le premier produit dans la seconde des effets dont l’examen ne permet pas de remonter aux causes. On peut donc dire que d’une certaine manière, la démarche créatrice du compositeur se dissout dans son produit. Qu’elle peigne l’aube accueillie par le prophète de Nietzsche ou rythme les grandes étapes de l’évolution humaine dans 2001, c’est par sa force musicale intrinsèque que l’introduction d’Also sprach Zarathustra nous saisit, force dont l’interprétation symbolique et la mise en relation avec un support extra-musical ne constituent qu’une modalité d’appréciation a posteriori. En outre, le genre du poème symphonique nous enjoint expressément à cette deuxième lecture, à travers la confrontation de l’œuvre musicale et de son support littéraire. Il s’agit là d’un exercice dont l’esprit se montre particulièrement friand, comme en atteste l’abondance du discours spéculatif dans l’interprétation des musiques dites « descriptives » ou « à programme ».
Fort de ces considérations préalables, qui nous auront conduit à relativiser la capacité de l’analyse à mettre au jour les intentions d’un compositeur, nous sommes donc parés pour aborder la question de la relation entre le poème symphonique de Strauss et l’œuvre dont il s’inspire.


Un poème symphonique philosophique ?
 

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la floraison du poème symphonique procède d’une volonté de substituer aux cadres formels traditionnels une conception de l’œuvre inspirée par un argument poétique ou littéraire. A la suite de Liszt, un certain nombre de compositeurs (Dvořák, Smetana, Tchaïkovski, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Debussy, Saint-Saëns, Sibelius, Strauss…) se font les artisans zélés de ce genre qui incarne l’apogée de la musique à programme romantique, dans la lignée de Berlioz et de sa Symphonie fantastique (1830). Cependant si l’aspiration de la musique à puiser ses ressources dans les autres arts, et en particulier dans la poésie, se cristallise à l’époque romantique - la tradition de la musique « pure » restant par ailleurs largement représentée – rares sont les compositeurs à s’aventurer sur le terrain philosophique dans le choix de leurs programmes. Ainsi, il faut attendre 1896 pour que le jeune Richard Strauss, à qui l’on doit déjà Macbeth (1888), Don Juan (1889) et Till l’espiègle (1895), relève le défi avec Also sprach Zarathustra, une œuvre « librement composée d’après Nietzsche ». Ces quelques mots, placés en exergue de la partition, nous invitent d’emblée à interroger la relation qu’entretient l’œuvre avec son substrat philosophique. En effet, le caractère unique de l’entreprise straussienne soulève de nombreuses problématiques qui font encore aujourd’hui l’objet de désaccords parmi les spécialistes. En particulier, la question subsiste de savoir si Also sprach Zarathustra se présente comme une tentative d’illustration fidèle de la pensée de Nietzsche, ou comme une fresque musicale plus librement inspirée par ses images poétiques. A ce titre, les musicologues américain et écossais Bryan Gilliam et John Williamson, tous deux spécialistes de Strauss, proposent deux lectures différentes : pour le premier, l’œuvre doit être interprétée en termes strictement nietzschéens, quand le deuxième y voit une synthèse plus personnelle où concourent diverses influences. L’incertitude concerne donc la manière dont il faut comprendre ce « librement composée d’après Nietzsche » au regard de la structure narrative proposée par le compositeur, question qui semble consubstantielle à l’histoire même de l’analyse et de la réception de l’œuvre. Rappelons qu’au moment de sa création, Nietzsche est toujours vivant, et que sa pensée est perçue par une partie de ses contemporains selon son seul mode destructif : avant d’être celui qui place la réévaluation des valeurs au cœur de l’affirmation de la vie, il est pour beaucoup le pourfendeur des idoles, de la religion et de la morale chrétienne. C’est sans doute la raison pour laquelle certains critiques de l’époque ont cru pouvoir dissocier la dimension philosophique du Zarathoustra de sa dimension poétique. Pour eux, Strauss se serait contenté d’illustrer le caractère poétique de l’ouvrage, sans se risquer sur le terrain des idées. En outre, s’il est vrai que la prose nietzschéenne, par son usage abondant d’aphorismes et de paraboles, possède tous les attributs d’une langue poétique, on peut légitimement douter de la pertinence d’une telle dissociation. Pourquoi, en effet, Strauss aurait-il entrepris de mettre pareille œuvre en musique s’il n’éprouvait pas quelque affinité avec les idées qu’elle renferme ? Si incertaine que soit sa lecture du Zarathoustra, l’importance de Nietzsche dans la formation intellectuelle du compositeur n’en est pas moins incontestable. Ses lectures du philosophe furent d’ailleurs à la source d’un différend particulièrement tenace entre lui et son mentor, Alexandre Ritter, qui l’avait introduit aux pensées de Schopenhauer et de Wagner. D’une certaine manière, nous pouvons dire que Nietzsche vient compléter le paysage intellectuel du compositeur, sans pour autant oblitérer ses influences antérieures ; dans ce cadre, le musicologue John Williamson considère que celles-ci doivent être prises en compte dans l’analyse d’Also sprach Zarathustra. Quoi qu’il en soit, il ne fait pas de doute que Strauss s’est imprégné à sa manière des images et concepts de la philosophie nietzschéenne, pour en livrer par la suite une lecture toute personnelle. Que celle-ci relève ou non d’une compréhension fine du philosophe, là n’est pas la question ; comme souvent dans les œuvres dites « à programme », la musique cristallise ici les résonnances particulières que le texte suscite chez le compositeur, plus qu’elle n’illustre son sens originel. Pour le reste, voici ce que Strauss écrivait en réponse aux critiques qui lui reprochaient d’avoir voulu mettre la pensée de Nietzsche en musique :

« Je n’ai pas voulu écrire de la musique philosophique, ni traduire musicalement la grande œuvre de Nietzsche. Je me suis proposé de tracer un tableau du développement de la race humaine depuis ses origines… jusqu’à la conception nietzschéenne du Surhomme. »

Ces quelques lignes, telles que les rapporte le chef d’orchestre Norman Del Mar dans son ouvrage de référence consacré au compositeur, demeurent passablement évasives et obscures, puisqu’elles semblent affirmer, tout en le niant, le caractère philosophique de l’œuvre. Au moins ont-elles le mérite de fournir une indication claire quant à l’axe narratif sur lequel celle-ci se fonde, à savoir la progression de l’homme vers le surhomme. A l’aune de cette thématique, il est ainsi possible, sans se perdre en considérations byzantines, de comprendre les différentes sections musicales suivantes comme autant de tableaux portraiturant l’homme dans les états successifs de son évolution :


Introduction (ou Lever de soleil)
De ceux des arrière-mondes
De l’aspiration suprême
Des joies et des passions
Le Chant du tombeau
De la science
Le Convalescent
Le Chant de la danse 
Chant du somnambule

 

A travers la succession de ces épisodes musicaux (qui reprennent les titres de paragraphes du livre sans respecter leur chronologie), le compositeur nous présente les moyens par lesquels les hommes ont tenté, au cours de l’Histoire, de dépasser leur condition. En outre, c’est bien de la tension fondamentale entre l’homme et la nature qu’il est question ici, tension dont la résolution n’est possible qu’à travers l’idéal du surhomme, degré ultime du consentement et de l’amour de ce qui est (résumés chez Nietzsche par la formule amor fati). Dans une brève note de concert rédigée pour la création de l’œuvre le 27 novembre 1886, Strauss explicite le contenu narratif de chaque section de la façon suivante :

« L'homme ressent le pouvoir de Dieu. Mais l’homme attend toujours. Il plonge dans la passion et ne trouve aucune paix. Il se tourne vers la science et tente en vain de résoudre les problèmes de la vie dans une fugue. La danse agréable retentit et il devient un individu. Son âme monte en flèche alors que le monde s’enfonce loin en dessous de lui. » 

 

De l’usage du leitmotiv dans Also Sprach Zarathustra
 

L’objet du présent article n’étant pas de procéder à une analyse détaillée de l’œuvre, nous noterons simplement que Strauss s’inscrit dans l’héritage wagnérien par son usage abondant du leitmotiv. Dans la figure suivante, on a dressé une nomenclature des principales formules mélodiques employées par le compositeur pour désigner les concepts et entités mises en jeu dans l’œuvre.

De tous ces leitmotive, celui de la nature est le seul qui nous est donné à entendre dès l’introduction. C’est du grondement initial de l’orgue et des contrebasses qu’émergent pour la première fois ces notes de trompette (do sol do) devenues mythiques, prélude à un fulgurant clair-obscur orchestral engendré par la juxtaposition de deux accords majeur et mineur, puis mineur et majeur. Selon une symbolique pythagoricienne bien connue, les intervalles de quinte et de quarte de ce motif évoquent l’ordre de l’univers, l’harmonie du cosmos. En outre, tout au long de l’œuvre, la tension entre l’homme et la nature se matérialise par l’opposition de la tonalité de do majeur, qui renvoie à une forme de perfection, et le ton de si (mineur et majeur), auquel on prêtera davantage les attributs des choses instables, imparfaites … De l’homme au surhomme, il n’y a donc qu’un demi-ton, mais quel abîme sépare pourtant ces deux réalités apparemment si proches !


A travers l’usage du leitmotiv, Strauss nous offre les clés d’une interprétation symbolique et narrative d’Also sprach Zarathustra. Bien sûr, cette dimension symbolique est à relativiser ; une œuvre musicale, si elle est le fruit d’une démarche créatrice, est susceptible de transcender la volonté même de son auteur pour acquérir une valeur autonome, indépendante de toutes les interprétations qu’on pourra en donner. Il n’en reste pas moins qu’en engageant le genre du poème symphonique sur le terrain des idées, Strauss a créé une œuvre en tout point originale qui nous invite à une réflexion sur la nature même de l’art des sons.



Bibliographie Sélective :


-    John Willamson, Strauss : Also sprach Zarathustra, Cambridge, Cambridge University Press, 1993
-    Charles Youmans, “The Role of Nietzsche in Richard Strauss's Artistic Development”, The Journal of Musicology, Vol. 21, No. 3, 2004

-    Joseph L. Arno, Zarathustra as Superman: “Reading the Nietzschean Narrative in Also Sprach Zarathustra”, thèse soutenue pour l’obtention du Master of music sous la direction d’Adam Ricci, Université de Caroline du Nord, Greensboro, 2014

-    Jean-Jacques Nattiez, « Peut-on parler de narrativité en musique ?», Canadian University Music Review, Vol. 10, No 2, 1990

Publié le : 09/03/2020 à 21:57
Mise à jour : 29/05/2022 à 09:05
Auteur : Rémi Lacombe
Catégorie : Découverte

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