Art, science, musique : variations sur le thème du cosmos

Art et sciences nous parlent-ils du même monde ?

 



Galatea des sphères (1952), huile sur toile de Salvador Dalí, caractéristique de sa période dite « nucléaire ».

 

« Les deux processus, celui de la science et celui de l’art, ne sont pas très différents. Science et art forment à eux deux, au cours des siècles, un langage humain avec lequel nous pouvons parler des parties les plus dissimulées de la réalité ; et les ensembles cohérents des concepts, comme les différents styles d’art, sont des mots ou groupes de mots de ce langage. »

Werner Heisenberg

 

Acte I

Art et science, l’union des contraires

 

L’esprit humain serait-il schizophrène ?


Si art et science comptent au nombre des plus hautes réalisations de l’esprit humain, ces deux domaines semblent de prime abord relever d’expériences du monde radicalement différentes, qui témoignent par leur édifice grandiose des aspirations les plus disparates d’homo sapiens. Quand l’une ordonne par la pensée rationnelle et le recours au langage mathématique le chaos des phénomènes, discerne dans le foisonnement dionysiaque du réel des régularités dont elle s’attache à éclairer les soubassements par une démarche essentiellement réductrice, l’autre infléchit la réalité au gré de la fantaisie humaine, façonne en son sein un monde spécifiquement humain. L’art, dira-t-on, est un dialogue de l’homme à l’homme, tandis que la science porte en elle, à travers le recours à l’expérience, la confrontation à une altérité totale et insaisissable. Du constat de ce que science et arts procèdent d’une manière d’être au monde fondamentalement dissemblable, on serait ainsi tenté de conclure un peu hâtivement à l’impossibilité d’un dialogue fécond entre ces deux activités. Il est vrai que la démarche scientifique comporte incontestablement une dimension créatrice et esthétique (la beauté de certains formalismes ayant été évoquée par maints savants), et que le processus de création artistique requiert bien souvent de manipuler des constructions conceptuelles abstraites ; de même il apparaît que l’historiographie traditionnelle, dans les deux cas, accorde une place substantielle à l’innovation, à la figure du génie et à l’évolution des systèmes théoriques. Mais au-delà de ces analogies de façade, il semble demeurer un hiatus indéfectible entre démarche de connaissance et impulsion créatrice, attendu que l’on ne surprendra jamais guère le sublime au détour d’une équation, pas plus qu’on ne parviendra à saisir l’essence de la matière noire (cette entité physique hypothétique de nature inconnue) dans l’œuvre de Pierre Soulages. En somme s’il y a de l’art dans la science et de la science dans l’art, pour paraphraser le sens commun, une correspondance réellement fructueuse ne nous paraît pouvoir être établie entre ces deux domaines qu’à la condition d’interroger leur complémentarité au sein d’une expérience multiple, « pluraliste » du réel. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’amalgamer ou de confondre pensée conceptuelle et pensée poétique (animus et anima au sens de Gaston Bachelard), mais de les unir comme deux tendances opposées et inséparables du psychisme humain dans le cadre d’une recherche d’ordre et de sens. Si arts et sciences se présentent comme des « manières de faire des mondes », pour reprendre le titre de l’ouvrage du philosophe Nelson Goodman, c’est ainsi précisément dans la mesure où ils répondent à un tropisme de l’esprit vers l’ordonnancement du chaos en un cosmos


A l’aune de ces considérations, il apparaît révélateur que tant de mythes des origines inventés par l’Humanité, à l’instar de la Théogonie d’Hésiode, nous racontent la structuration du monde à partir d’un chaos primordial. Si elle se départira dans une certaine mesure des fables et rêveries ancestrales, la pensée grecque n’en conservera pas moins, dès les premières velléités scientifiques des milésiens, cette fascination face à l’ordre de la nature. Les pythagoriciens ne s’y étaient d’ailleurs pas trompés, eux qui par cosmos désignaient à la fois l’harmonie du monde et l’émotion esthétique qui naît de sa contemplation, en particulier par l’entremise de l’astronomie (cette dualité se reflète dans la langue française à travers les mots cosmologie et cosmétique, par exemple). Au reste, l’extase et les vertiges ressentis devant le dévoilement par la physique moderne de l’infiniment grand et de l’infiniment petit ne tiennent-ils pas eux aussi d’une forme d’expérience esthétique ? Si la science s’enquiert d’un en-dehors de l’esprit, n’est-ce pas en dernière analyse pour satisfaire à une aspiration de l’esprit ? Au-delà de son rapport parfois complexe avec la technique, la démarche de connaissance procède d’une curiosité pour le monde en grande partie désintéressée. L’Histoire des sciences montre à ce propos que les possibles applications d’une découverte n’apparaissent bien souvent que dans un deuxième temps, et ne sauraient de ce fait constituer la motivation première de la recherche fondamentale (citons à l’appui l’exemple du laser, considéré à l’époque de son invention comme « une solution attendant un problème », et celui de la théorie de la relativité générale, qui pour révolutionnaire qu’elle fut ne donna lieu à de réelles applications techniques que des décennies après sa formulation). Ce désintéressement trouve bien sûr son pendant dans la pratique artistique occidentale, ancré qu’il est dans une conception romantique de l’art qui prévaut encore aujourd’hui. D’une certaine manière, arts et sciences appartiennent au « monde humain » cher à Hannah Arendt, au sens où ils participent d’un édifice culturel commun qui transcende notre condition biologique : les œuvres, à la différence des produits du travail, n’ont pas pour vocation de subvenir à nos besoins vitaux (autrement dit n’ont pas vocation à intégrer la sphère économique), mais s’inscrivent dans un patrimoine humain durable qui innerve les sociétés et les individus tout au long de leur existence. En un mot, connaissances scientifiques et œuvres d’arts occupent une place de choix au sein d’un cosmos diapré et protéiforme qui subsume la totalité de nos rapports au réel.

 

A la croisée du sensible et de l’intelligible

 

Dans les Méditations métaphysiques (1641), Descartes confronte l’acuité de l’entendement aux limitations de l’imagination. Si un polygone régulier à 1000 côtés (ou chiliogone) se conçoit aisément, explique-t-il, nous ne pouvons l’imaginer car cela dépasse nos capacités de visualisation mentale. Tout au plus pouvons-nous nous le figurer sous l’apparence d’un cercle, sans qu’il soit possible de distinguer cette représentation de celle que nous nous ferions d’une figure à 10000 côtés (ou myriogone). Imaginer, c’est, dans le sens premier du mot, se représenter une image par la pensée. L’imagination est donc intimement liée aux perceptions sensorielles. Par un processus d’induction semblable à celui qui nous permet, dès le plus jeune âge, de produire des énoncés linguistiques sans cesse inédits à force d’exposition à notre langue maternelle (selon la double articulation langue/parole définie par Ferdinand de Saussure), notre imagination se nourrit de nos expériences visuelles, tactiles, auditives, gustatives et olfactives pour nous permettre de composer par la suite des objets sensoriels originaux. Le geste artistique, s’il mobilise également la pensée abstraite, repose en grande partie sur cette faculté de visualisation (comprise dans un sens non exclusivement visuel) : que cela soit pour les retranscrire avec exactitude ou les détourner, l’artiste réinvestit dans son œuvre des éléments issus de sa mémoire sensorielle. Il en va tout à fait différemment de la démarche du scientifique moderne qui, au contraire, commence par mettre à distance les apparences et l’intuition directe. Ainsi le philosophe Gaston Bachelard, dont les travaux portent aussi bien sur l’épistémologie que sur l’imaginaire poétique, écrit-il dans la Psychanalyse du feu (1937) :

« En fait l'objectivité scientifique n'est possible que si l'on a rompu avec l'objet immédiat, si l'on a refusé la séduction du premier choix, si l'on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation […]. Elle doit d'abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l'étymologie enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée. Loin de s'émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais une attitude objective. S'il s'agit d'examiner des hommes, des égaux, des frères, la sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde inerte qui ne vit pas notre vie, qui ne souffre d'aucune de nos peines et que n'exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. Les axes de la poésie et de la science sont d'abord inverses. »

Lorsque Galilée arriva à la conclusion que la vitesse de chute d’un corps ne dépend pas de sa masse (le terme vitesse étant du reste sujet à caution s’agissant d’une accélération), il établit un énoncé qui contredisait l’observation la plus commune et s’inscrivait en faux contre la physique d’Aristote. Encore fallait-il comprendre que la résistance de l’air seule permet de rendre compte de ce que nous observons sur Terre, et que si nous faisions le vide, nous verrions bel et bien tous les objets tomber rigoureusement à la même vitesse. Au-delà de cet exemple, l’Histoire des sciences dans son ensemble témoigne de ce que les choses sont rarement ce qu’elles semblent être au premier abord, et de ce que le prétendu bon sens, souvent, se fourvoie. Aussi est-il difficile de donner tort à Descartes à propos de la différence d’acuité entre raison et imagination quand on sait combien le monde, à la lumière de l’investigation scientifique, peut se révéler contre-intuitif : à l’évidence, la puissance opératoire de la physique quantique appliquée à la description du microcosme laisse l’imagination passablement pantoise. Sans doute est-ce précisément parce que l’intuition, guidée par un sens commun contextuel à notre expérience courante du monde, est inadaptée à d’autres échelles ; le poète, porté loin des rivages humains, n’est-il pas en définitive aussi gauche et veule que l’albatros ? Pourtant, en dépit de cette incommensurabilité entre les affections humaines et la froideur du monde physique, force est de constater que l’histoire des sciences et des arts est émaillée de correspondances et d’intersections qui témoignent d’une interaction mutuelle. Comment pourrait-il en effet être fortuit que les grandes révolutions scientifiques du XXème siècle, qui virent le réel se dérober à nos intuitions les plus élémentaires, soient contemporaines de l’avènement du surréalisme, de l’abstraction picturale ou de l’atonalité en musique ? A l’évidence, quelque porosité est à l’œuvre dans les hautes sphères de la culture humaine, et l’ombre du zeitgeist (l’esprit du temps) ne manque jamais d’être surprise chez les esprits les plus indépendants. En quoi il n’est nullement étonnant que dans un climat propice à la déconstruction des évidences, lorsque l’espace, le temps, la matière et l’esprit humain lui-même faisaient l’objet d’une révolution copernicienne, la pensée artistique fût encline à se livrer aux affres de l’introspection. Au sein de notre rapport protéiforme à la réalité (notre cosmos au sens évoqué plus haut), il semble qu’arts et sciences s’insèrent dans une dialectique permanente qui peut s’avérer particulièrement féconde quant à leur développement respectif. L’imaginaire, en effet, stimule la recherche scientifique, laquelle constitue à son tour pour l’artiste une source d’inspiration inépuisable. En tant qu’elle permet de mettre au jour des éléments de réalité insoupçonnés, la science fournit à l’imagination un bestiaire ontologique d’une incroyable diversité ; celle-ci, en retour, ne laisse pas d’exercer son emprise sur le théoricien le plus austère, et les songes et les chants, qui parlent mieux que les équations la langue humaine, viennent parachever l’édifice cosmique.

 

Acte II 

La tentation du syncrétisme : regards sur l’harmonie des sphères

 

 « La musique est un exercice d’arithmétique secrète et celui qui s’y livre ignore qu’il manie des nombres »

Gottfried Wilhelm Leibniz

 

Tout immuable que soit la quête d’ordre évoquée précédemment, les avatars du cosmos n’en sont pas moins multiples et leurs expressions mouvantes. Quoi de plus intangible, semble-t-il, de plus apparemment indéfectible que la distinction entre savoir et création ? Ces deux catégories, dont nous avons souligné plus haut la complémentarité, ne constituent-elles pas une donnée première et pour ainsi dire immédiate de l’expérience humaine ? Comme nous l’avons vu, la dialectique de l’humain et du non-humain, de la nature et de la culture, est au fondement de la dichotomie entre art et science. Connaître suppose de réfréner son tropisme vers l’action afin de se mettre au diapason d’une altérité hermétique à nos désirs et aspirations spontanés. L’union apaisée entre homo faber (l’animal technique qui agit sur son environnement) et homo sapiens (l’homme sage, connaissant) n’est donc possible qu’au prix d’un équilibre entre construction active du monde humain et ouverture à ce qui n’est pas l’homme. Aussi un esprit contemporain instruit des faillites de l’anthropocentrisme ne manquera-t-il pas de s’étonner de la collusion qui régnait dans le cosmos grec entre processus naturels et qualités esthétiques et morales. Au sein de cette tradition faisant d’une raison universelle l’instance ordinatrice du devenir cosmique (le logos embrassant pour Platon tout à la fois le vrai, le beau et le juste), la musique occupe une place qui peut sembler aujourd’hui bien singulière. Loin de se résumer à un fait culturel ou psychologique, l’harmonie musicale était en effet conçue comme une émanation directe du cosmos. Pythagore, dit-on, découvrit que les intervalles musicaux procèdent de relations numériques simples entre des longueurs de corde vibrante (1/2 pour l’octave, 2/3 pour la quinte, 3/4 pour la quarte, 4/5 pour la tierce majeure). Il n’en fallait pas plus pour que ces rapports harmonieux se trouvassent érigés par une poignée de mystiques en hymne cosmique, et que l’on postulât dans la ronde des astres quelque musique céleste. Si Aristote s’employa à tempérer l’idéalisme des doctrines pythagoricienne et platonicienne, la théorie musicale qui en est issue – au demeurant fort éloignée de la pratique musicale elle-même – fut transmise au monde chrétien par le philosophe latin Boèce. C’est ainsi que la musique en vint à côtoyer l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie au sein du quadrivium médiéval, qui structura aux côtés du trivium (philosophie, rhétorique et dialectique) l’enseignement à partir du VIIIe siècle. En outre, des exemples aussi tardifs que celui de l’astronome Johannes Kepler permettent de juger du poids transhistorique de cette tradition de l’ « harmonie des sphères ». Dans son célèbre traité Harmonices mundi (1619), celui-ci attribue à chaque planète un intervalle musical sur la base de la variation de vitesse induite par l’excentricité de son orbite. Bien loin des cimes mahlériennes, il faudrait ainsi se contenter pour tout chant de la Terre d’un lancinant mi-fa.

 

Acte III

Eléments d’une cosmogénèse musicale 

 

« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie »

Blaise Pascal

 

Nous l’avons vu, la musique entretient depuis l’Antiquité une relation privilégiée avec l’idée de cosmos. Bien entendu, il serait absurde de soupçonner sous les doigts d’un pianiste ou d’un joueur d’aulos quelque confession intime de l’univers. Il semble pourtant qu’à de nombreuses reprises dans l’histoire, le pas ait été vite franchi qui va du constat d’un fondement acoustique des intervalles et de l’accord parfait à une tentative de justification rationnelle du système musical en usage. Le Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels (1722) de Jean-Philippe Rameau, en particulier, témoigne de cette volonté de fonder le système tonal sur « la Nature », et par là même d’instituer la musique comme une science. Or, cette démarche fait fi de la diversité des cultures musicales mise depuis en évidence par les anthropologues et les ethnomusicologues. Certes, le constat d’une telle diversité ne saurait oblitérer les universaux qui sous-tendent l’ensemble de ces systèmes ; mais s’il ne fait aucun doute qu’une étude approfondie de ces constantes nous renseignerait sur les structures cognitives associées à la faculté de musique, l’Eldorado pythagoricien semble définitivement perdu. Aussi vrai que l’acoustique demeure une science de la nature, l’étude de la musique reste une science de l’homme. Dès lors, si la musique a partie liée avec l’idée de cosmos, c’est plutôt en tant qu’elle procède elle-même d’une forme de mise en ordre, celle de la réalité sonore. Plus qu’une émanation du cosmos, la musique est un cosmos. Comme l’enquête ethnomusicologique le montre, la division de l’octave en un nombre restreint de hauteurs peut être tenue comme une caractéristique universelle des systèmes musicaux. En conséquence, nous pouvons dire que la musique repose sur un cosmos fait d’entités discrètes (hauteurs, rythmiques…) que le musicien est libre d’agencer d’une manière productrice de sens. Cette discrétisation du champ sonore, loin de contraindre le compositeur, décuple au contraire sa liberté en substituant aux affres du continu toute la richesse de la combinatoire. Dans son livre Pourquoi la musique (2015), le philosophe Francis Wolff développe cette idée en définissant la musique comme la « taxis d’un cosmos sonore ». Pour lui, tout énoncé musical résulte de ces deux opérations successives d’ordonnancement : d’une part, la restriction du champ des possibles à un nombre fini d’éléments ; de l’autre, l’agencement de ces briques primitives en un objet singulier, une œuvre inédite. Comme nous l’avons vu au début de cet article, l’art aspire au cosmos en ce qu’il façonne au sein de notre expérience du réel un monde spécifiquement humain. Qui pourrait en effet douter des accents quasi-démiurgiques de l’activité artistique ? Que dire de Gustav Mahler, qui voulait que chacune de ses symphonies fût un monde ? Que dire de Richard Wagner et de son projet d'œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) ; ou du Mysterium d'Alexandre Scriabine, acmé du mysticisme prométhéen de son auteur ? Qu’importe qu’il faille se résoudre à ce que la parole humaine ne soit qu’un soliloque éphémère sur fond de silence éternel. La Terre est un vivier d’apprentis démiurges, qui, en réponse à l’effroi pascalien, peuplent de leur chant ces espaces infinis.


 

Publié le : 01/03/2021 à 16:11
Mise à jour : 03/03/2021 à 13:16
Auteur : Rémi Lacombe
Catégorie : Philosophie

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