LES TRIPLETTES DE BELLEVILLE

Un peloton de musique « d’échappés »

Je cours après mon enfance que je ne retrouverais jamais.
Sylvain Chomet


Les Triplettes résonnent en moi comme une Madeleine de Proust. Je n’avais pas dix ans quand je visionnais pour la première fois ce film d’animation atypique, et je dois dire que j’avais aussitôt été charmé et attendri par l’ambiance particulière qui émane des dessins du réalisateur, Sylvain Chomet. Ce style visuel qui rappelle celui de Nicolas de Crécy et cette ambiance pleine de drôleries, de caricatures et de nostalgie ne me laissaient pas de marbre. J’étais sous le charme de l’univers du réalisateur, et sous le charme de sa musique. Ecrit et réalisé en 2003, Les Triplettes n’ont pas pris une ride, et même après l’avoir revu plusieurs fois, je ressens toujours autant le sentiment nostalgique de mon premier visionnage.

Le film a connu un vif succès lors de sa sortie en salle, au point de remporter deux Oscars en 2004 - pour le meilleur film d’animation et la meilleure chanson originale - ainsi que deux Césars la même année – pour le meilleur film et le meilleur premier film.

L’affiche officielle du film et de la bande originale

 

Quatre super-mémés et un gros toutou contre la “french”...

Champion, un jeune orphelin élevé par sa grand-mère, Mme Souza, est un garçon triste, un peu bouboule et solitaire. Il n’a pour seul ami que le chien de la famille, Bruno, une créature fidèle et sympathique qui l’accompagne dans son quotidien. Après s’être découvert une passion pour le cyclisme et la course de vélo, le jeune homme s’impose un entrainement assidu et exigeant pendant plusieurs années. Il rêve de participer au Tour de France. Les années passent. Devenu grand, sa morphologie d’immense échalas musclé - idéale pour un coureur du Tour – le propulse sur son premier peloton. Mais dès la première étape sur le Mont Ventoux, le jeune homme épuisé est enlevé par de redoutables ombres en costume noir : celles de la French Mafia. Mme Souza, âgée, pied bot et binoclarde, décide de partir à sa recherche en compagnie du fidèle Bruno. Leur enquête les mène à Belleville où ils rencontrent de vieux fantômes du swing des années folles : le trio vocal des Triplettes de Belleville...

Image du film : Champion découvre le tricycle offert par sa grand-mère Mme Souza.

 

Sylvain Chomet nous offre au travers de cette fresque à la fois pleine d’humour loufoque et de nostalgie, une aventure émouvante et intimiste. Visionner ce  film équivaut à plonger dans une épopée inattendue, remplie de fantaisies et bercée par les parfums et les sonorités de la France du siècle dernier. La réalisation de Sylvain Chomet est imprégnée par un style très marqué et assumé : personnages caricaturaux, architectures gothiques, formes disproportionnées, couleurs jaunâtres, et j’en passe. Mais ce qui marquera aussi le spectateur c’est le défi majeur relevé par le réalisateur : les personnages sont muets. En effet, il n’y a dans ce film aucun dialogue, à peine quelques mots. Le kaléidoscope sonore est occupé par un montage très varié et beaucoup de musique. Tout passe par la subtilité du coup de crayon du réalisateur et des animateurs. Rien n’est laissé au hasard. Chaque mouvement, geste et regard est étudié et retravaillé. La précision est édifiante. Beaucoup d’émotion circule à travers eux. Le spectateur oublie le langage verbal au profit d’autres éléments. En résulte une histoire forte, émouvante et fantaisiste renforcée par l’univers musical déroutant du guitariste et compositeur montréalais Benoit Charest.

Un défilé de musique : du jazz au rock et du classique à la variété.

Selon les souhaits de Sylvain Chomet, il n’y a dans ce film aucune musique de tradition hollywoodienne. Pas d’orchestre symphonique très expressif ni de grande dramaturgie musicale, mais un panorama de styles musicaux aussi divers que variés. Les créations de Benoit Charest sont originales, pleines d’idées et d’innovations. Elles parcourent le film et accompagnent le spectateur dans le récit, permutant remarquablement entre les genres et les écritures. Du swing à la variété française, du rock yéyé au jazz en passant par l’expérimental, le kaléidoscope musical est vaste. Le titre emblématique - devenu indissociable du film – est la chanson Rendez-vous pour laquelle Benoist Charest a remporté un oscar. Elle est le leitmotiv swingué des Triplettes, ce trio vocal qui faisait danser les foules dans les années folles. Entendue dans différents arrangements, elle est un véritable moteur du récit. Le chanteur M interprétera d’ailleurs une version de cette chanson disponible sur l’album du film. Son clip qui reprend l’imaginaire et le style graphique de Sylvain Chomet est disponible sur les bonus du DVD et sur internet.

En s’inspirant de musiques déjà existantes et par la polyvalence de son style, Benoit Charest réussit à rendre hommage à des artistes célèbres du siècle dernier. Dans ses créations circulent des échos du jazz français des années 40, rappelant par exemple Django Reinhardt et le Hot Club de France (Cabaret d’Ouverture). Mais l’imaginaire du compositeur ne s’arrête pas là. Par exemple, le morceau Atilla Marcel écouté par Mme Souza au début du film fait écho à la fois à la musique d’Edith Piaf et encore plus – tant par son atmosphère que par ses paroles - à la chanson Mon homme de Mistinguett. Autre exemple avec la mélodie Tour de France qui rend hommage à l’accordéon d’Yvette Horner.

Image du film : Django Reinhardt façon Sylvain Chomet.

 

Les compositions du musicien rencontrent au cours du film la musique de Mozart – le « Kyrie » de la Messe en ut mineur - et de Bach - Prélude en ut mineur du premier cahier du Clavier bien tempéré.  Ces œuvres classiques reviennent régulièrement dans l’aventure. La première ayant la résonnance fatale du temps qui passe, et la seconde - entendue tantôt sous sa forme originelle, tantôt dans une version jazz de la main du compositeur (Bach à la Jazz) – comme un leitmotiv du rythme imperturbable des cyclistes et de Champion. Ce Prélude fera même l’office d’un caméo caricaturé de Glenn Gould à la télévision en début de film.

Une alchimie remarquable se crée entre les styles de Sylvain Chomet et de Benoit Charest. Ils utilisent et jouent beaucoup avec la technique du mickeymousing (synchronisation de la musique et de l’action) qui n’est pas seulement présente lors des séquences musicales. Ce travail fonctionne parfaitement au visionnage, minutie et précision sont au Rendez-vous.

Image du film. Le trio vocal style Betty Boop des Triplettes de Belleville.

 

« Et maintenant sur scène les Triplettes de Belleville »

La séquence musicale qui ouvre le film est une perle du cinéma d’animation. C’est un véritable hommage en dessins animés qui est rendu à la France musicale des années folles. Le réalisateur y met en scène un concert - assez déroutant - donné par les Triplettes de Belleville, trio vocal féminin dont le look à la Betty Boop et le jazz swingué attire les foules. Se croisent alors de nombreuses personnalités du siècle dernier. Un intrépide Charles Trenet à la tête d’un orchestre de jazz, un Django Reinhardt au sommet de sa forme à la guitare – au point d’être capable de jouer avec ses pieds –, une Joséphine Baker habitée par la musique des triplettes et enfin, un Fred Astaire tiré à quatre épingles pour le clou du spectacle.

La musique composée par Benoit Charest pour cette séquence, Swinging Belleville Rendez-vous ou Cabaret d’ouverture fourmille d’inventivité pointilleuse. Le jazz y prédomine. Les sons de guitares, de percussions, de pianos, de walking bass, de cuivres et la polyphonie swing des triplettes nous replongent aussitôt dans l’ambiance de l’époque. Les hommages de Benoit Charest défilent, que cela soit dans le chorus improvisé de guitare où il imite la manière et le jeu de Django Reinhardt, ou encore dans le rythme endiablé des claquettes de Fred Astaire. La musique du compositeur s’imprègne dans les dessins et fait danser les personnages. Les gestes rythmés, les déplacements et autres mouvements des protagonistes sont en pleine alchimie avec la musique, révélatrice d’un travail d’orfèvre et d’une collaboration méticuleuse de l’équipe technique. Le spectateur se laisse absorber dans ce tableau musical explosif regorgeant d’humour trépidant, de musique et de danse.

Image du film : Charles Trenet à la tête d’un orchestre pas comme les autres…

 

Après cette séquence endiablée, nous abandonnons le noir et blanc, le jazz des années folles, les numéros de claquettes et les cabarets animés pour embrasser la France d’après-guerre : époque à laquelle débute l’histoire de Mme Souza et Champion. Disparaissent alors l’énergie fougueuse des triplettes, de Django et Fred Astaire, installant le spectateur dans une autre atmosphère qui habite le film, celui de la nostalgie. Le thème de Bruno, nous plonge dans cette ambiance particulière. La fougue du jazz des triplettes cède ici sa place à une composition plus intimiste. Benoit Charest y installe des couleurs lentes et douces. La mélancolie de ce court moment musical s’imprègne dans les images, instaure l’ambiance de la maison de Mme Souza. Le spectateur se laisse bercer par les harmonies arpégées et la mélodie langoureuse de flûte. Une petite méditation musicale avant de replonger dans le reste de l’univers sonore de Benoit Charest. Cette musique est reprise plus tard dans une version jazz, moins nostalgique : Tout doux, Bruno. La mélodie alors pleine de glissandi de trombone et de sonneries de saxophones prend bien le caractère et l’attitude de l’animal paresseux mais fidèle. On croirait presque entendre par moments son grognement. Le tempo, marqué par la rythmique, mime sa démarche lente mais pourrait aussi rappeler au spectateur l’étrange fascination qu’entretient l’animal pour les trains. Au fond, c’est ça le twist de Bruno.

Image du film : Le chien Bruno, paresseux mais sympathique.

 

Au cours du film, il apparait au spectateur que le personnage de Mme Souza dispose de certaines compétences musicales insoupçonnées. Elle n’est peut-être pas une pianiste et chanteuse de renom, mais elle a le sens du rythme et se prend même pour une accordeuse de roue de vélo (!). Elle semble d’ailleurs assez douée pour ce drôle d’instrument lorsqu’elle joue sous le pont de Belleville la mélodie emblématique du Tour de France en hommage à Champion qui se trouve alors entre les mains de la French Mafia. C’est d’ailleurs lors de cette performance inattendue intitulée Sous le Pont qu’elle rencontre les triplettes et intègre leur groupe.

Dans une autre séquence intitulée Cabaret Aspirateur, le travail de recherche sonore de Benoit Charest apparait comme expérimental. Le film met en scène une performance inattendue et déroutante des triplettes et de Mme Souza. Le quatuor des vieilles femmes y joue de la musique à l’aide d’objets issus du quotidien : papier journal, frigidaire ou encore aspirateur. Les sons étranges et expérimentaux bidouillés par le compositeur en studio fourmillent d’ingéniosité. Grouillant d’abord de rythmes divers et de bourdonnements étranges, le spectre sonore prend ensuite son envol vers des tournures plus inquiétantes aux résonances de transe. Sur la scène, la disposition de ce quatuor hors-du-commun rappelle celui d’un groupe de jazz.

Image du film. Le quatuor des vieilles femmes à l’action.

 

Le morceau La Jungle de Belleville nous plonge quant à lui dans un décor haut en couleur, à l’image de la ville : une rythmique endiablée, le thème Rendez-vous explosif et une orchestration cuivrée bourrée d’agrégats et de glissandi (le bruit environnant et le hurlement des klaxons d’automobiles). C’est un brillant hommage au morceau de jazz Big Noise from Winnetka que propose ici le compositeur. L’énergie de son Big Band restitue la vie foisonnante de Belleville et de ses vedettes : les Triplettes de Belleville. Les admirateurs de Georges Gershwin se plairont à entrevoir dans cette composition un petit clin d’œil à An American in Paris

Les compositions Thème de la French Mafia et Retour de la French Mafia marquent l’identité musicale des antagonistes du film. Et tout comme eux, elles respirent la magouille à plein nez. La mafia française est représentée dans le film par un trio de félons. Le parrain est un poivrot amateur de vin, pas très grand, arborant béret basque, smoking et porte cigarette. Il est toujours accompagné par ses gardes du corps : deux chimères gigantesques à l’œil torve, redoutables et cubiques - moins raffinés et élégants que leur boss. Méfiez-vous des costumes noirs…

C’est un jazz lent, très différent de celui des triplettes, à la fois expérimental et polytonal qui caractérise ce trio malfaisant. Le thème réside en deux accords joués par les vents. Entre percussions variés, walking bass, et sonneries d’instruments à vents se détache aussi le vibraphone. Les tritons y serpentent. La musique composée par Benoist Charest accompagne bien la démarche mécanique de ces mafieux en costume noir dont l’apparence peut évoquer au spectateur les Smith du film Matrix des Wachowski. Lorsqu’ils apparaissent à l’écran, le musicien a recours à la technique du mickeymousing évoquée plus haut. Chacun de leur pas est marqué par les notes de la walking bass. Un certain comique s’en dégage. L’atmosphère de soupçon, de suspicions et de tromperie qui émane de ces compositions se marie à la mise en scène du film. Le musicien y instaure une ambiance polytonale insidieuse qui explose dans Filature et surtout dans Poursuite qui accompagne le climax. Une composition audacieuse dans laquelle se mêlent de nombreux jeux de timbres entre les instruments. Nous y retrouvons même le thème du chien Bruno en écho.

Image du film : Le parrain de la French Mafia en pleine dégustation. Bien coiffé  et raffiné dans son smoking : un Français tout craché.

 

« Il est fini le film ? »

Le monde délirant et nostalgique des triplettes et de Sylvain Chomet ne s’adresse pas seulement aux enfants. Une atmosphère plus adulte s’en dégage. Humour, fantaisie et mélancolie sont très justement dosés et s’articulent avec finesse tout au long du film. L’univers musical foisonnant du compositeur Benoit Charest apporte une identité atypique et inséparable du monde créé par le réalisateur. Grace à ses compositions musicales, les scènes se lient entre elles. Elles sont un moteur narratif du récit. Le kaléidoscope de styles et d’écritures du compositeur s’imprègne dans les images et dans les personnages. La folie swinguée des triplettes donne envie de voyager dans le temps et de retrouver l’époque de Django Reinhardt, Joséphine Baker et Fred Astaire. Le jazz frauduleux et aigrefin de la French Mafia invite à rire des sbires difformes et engoncés dans leur costume. L’accordéon Tour de France à la Yvette Horner stimule à la fois les coureurs et le spectateur ; les sons expérimentaux du Cabaret aspirateur intriguent. Enfin, le thème du chien Bruno, fidèle, mélancolique et méditatif qui clôture le film nous plonge dans un drôle d’état d’esprit. Certes, avec les triplettes nous rions beaucoup et nous nous moquons par moments des personnages caricaturaux, mais à la fin nous en ressortons souvent la larme à l’œil.

Cinéphiles et mélomanes trouveront leur compte dans cette fresque atypique du cinéma d’animation et de la musique de film. Bon visionnage et bonne écoute.

« C’est fini, mémé… »


Liens vers les musiques :

- Le cabaret d'ouverture, Swinging Belleville Rendez-vous
- Scène sous le pont de Belleville
- Scène du Cabaret Aspirateur
- La bande originale complète

Sources :

CHAREST Benoist, Les Triplettes de Belleville, Bande originale du film [CD], Delabel, 2003.
CHOMET Sylvain, Les Triplettes de Belleville [DVD], Les Armateurs, 2003.
CHOMET Sylvain, Making of - Les Triplettes de Belleville, Le temps d’un tournage, Sacha Production, 2003.
GUERET Olivier, Sylvain Chomet à propos des Triplettes de Bellevilles, Cinélibre, Zoom Production, 2003.

Publié le : 01/05/2020 à 12:15
Mise à jour : 08/06/2020 à 12:03
Auteur : Yann Bertrand
Catégorie : La musique et les autres arts

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