Sous le capot d’Adélaïde…

Maurice Ravel, les mains dans le cambouis de la guerre

      Au commencement de la Première Guerre Mondiale, le compositeur de Daphnis et Chloé cherche immédiatement à se faire enrôler. Bien que nombre de ses amis et surtout sa mère tentent de l’en dissuader, il est obsédé par son devoir de servir, d’autant plus que ses amis et son frère cadet, Edouard, vont à leur tour être mobilisés.

      C’est tout d’abord vers l’aviation que le compositeur se tourne, persuadé que son maigre poids sera un précieux atout pour son enrôlement. C’est au contraire ce qu’on lui reprochera. Le musicien déconcerté n’a alors d’autre choix que d’attendre. C’est finalement en novembre 1915 qu’il finit par être incorporé comme conducteur de camions. Il surnommera son véhicule Adélaïde. Le « conducteur Ravel », comme il aime se désigner dans certaines de ses lettres, transporte dès lors des soldats et dépanne des véhicules. Le 14 mars 1916 il est envoyé sur le front près de Verdun en qualité d’ambulancier. Toutefois sa santé demeure fragile et le compositeur finit par être victime d’une dysenterie. Il sera hospitalisé en octobre 1916, avant d’être définitivement réformé en 1917. Cependant, un évènement tragique l’attend. Au début de l’année 1917, le 5 janvier, Marie Delouart, la mère adorée du compositeur, décède à l’âge de soixante-seize ans. C’est un bouleversement absolu pour Ravel. Il vient de perdre celle qui représentait tout pour lui. La dépression et les insomnies à répétitions vont alors commencer à empoisonner sa vie. Il reprend cependant la composition cette même année et termine Le Tombeau de Couperin, œuvre pour piano dans laquelle il rend hommage à quelques-uns de ses amis tombés sur le front. C’est notamment dans ce contexte qu’il écrit en 1918 une œuvre anachronique, très avant-gardiste : Frontispice. Il s’agit d’une composition unique au sein du corpus ravélien, très moderne, en avance sur son époque, tant par son effectif que par ses innovations musicales. Soulevons le capot d’Adélaïde pour évaluer la puissance avant-gardiste de cette œuvre oubliée.

 

Et si on faisait… un deux pianos… cinq mains ?!

Regard sur un chef d’œuvre oublié de Maurice Ravel

 

     Il s’agit peut-être de l’œuvre la plus courte, la plus étrange, la plus énigmatique et probablement la moins célèbre de Maurice Ravel. Frontispice, composée pour deux pianos à cinq mains en juin 1918 à Saint-Cloud. Le musicien est alors âgé de 43 ans. Il livre dans cette courte page de seulement quinze mesures (!) une œuvre plutôt déconcertante qui plonge l’auditeur dans une atmosphère glaciale, polytonale, et assez peu commune chez lui. Cette œuvre est offerte à l’écrivain et poète italien Riccitto Canudo en guise de frontispice musical à l’ouvrage S.P. 503, Le Poème du Vardar. Ce dernier avait trouvé son inspiration lors de son expérience en Macédoine durant l’expédition de Salonique de 1915 à 1918 qui fut un front militaire secondaire dans lequel les alliés affrontèrent les Bulgares. Le franchissement du Vardar (fleuve de Macédoine) correspond d’ailleurs à la première période de l’expédition, et constituait un réel objectif stratégique de guerre. De nombreux combats d’une extrême violence y éclatèrent et donnèrent lieu à de terribles atrocités notamment dues à l’utilisation d’armes chimiques.

      L’œuvre que compose Maurice Ravel est inattendue pour qui est accoutumé aux manières d’écriture du compositeur. Autre point plutôt déroutant, elle nécessite pour son interprétation, la présence de trois pianistes sur deux pianos. Toutefois, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, un six mains que réalise le compositeur mais un cinq mains. En un peu moins de deux minutes, il va superposer plusieurs motifs mélodiques bien distincts et ainsi installer une polytonalité prépondérante. Absolument aucun développement ne leur sera suggéré. La mesure à 15/8 pour le premier piano superposée à une mesure à 5/4 pour le second sur un tempo lent donne une allure instable à l’œuvre. De plus, chaque motif tend à se déphaser implacablement dans sa métrique. La partition peut se diviser en deux « parties » bien différentes. La première, de dix mesures, très mouvante superpose plusieurs rythmes et motifs mélodiques différents. La seconde partie, composée de cinq mesures, s’oppose à la première par son homogénéité et son écriture harmonique de type chorale.

      Le premier élément dans une nuance pianissimo, dont le caractère semble résolument indécis et inquiétant, se divise en cinq notes (ré#, mi, sol#, fa, la) et tourne en rond sur lui-même. Ce motif en croches va constituer l’ostinato initial durant les dix premières mesures. L’ambitus de quinte diminuée induit une atmosphère obsédante, intrigante, et produit sur l’auditeur l’illusion d’être complètement hypnotisé et happé par la musique. Un second élément au second piano entre délicatement dans une nuance tout aussi douce. Ravel demande à ce qu’il soit joué « un peu en dehors ». Il vient se superposer à cet ostinato initial. Il s’agit d’une mélodie à caractère plutôt populaire, aux rythmes et aux tournures mélodiques folkloriques, résolument modale que l’on pourrait chanter aisément. Vient s’incorporer dans cette curieuse architecture un troisième élément. Celui-ci s’apparente plutôt à une mélodie langoureuse, hispanisante, basée sur une ornementation relativement complexe de doubles, triolets et triples croches. Ravel tourne autour de la note ré#, faisant de cet élément mélodique une idée musicale extatique, envoûtante et difficile à mettre en place au sein de l’œuvre. Le mystère semble alors s’épaissir de plus en plus. A présent, c’est un nouvel ostinato, cette fois-ci rythmique, sur une pédale de sol alternant deux quintes (do-sol puis sib-fa). Il suit un rythme anapestique (deux doubles croches, une croche). Puis vient un dernier élément introduit par la cinquième main, très appogiaturé dans le registre aigu du piano (fa#, sol, la). La superposition de ces cinq voix offre un rendu sonore inattendu, déroutant, instable et hagard pour l’auditeur. L’atmosphère glaciale que dégage ce rendu sonore est un tour de force inattendu dans l’écriture ravélienne. Tout devient dès lors de plus en plus complexe. Le compositeur, une fois que toutes les voix sont exposées, va, sur deux mesures, accélérer le rythme du second élément de caractère populaire qui débouche sur un flot de triolets de doubles croches continues. L’élément très ornementé voit également son rythme fluctuer. Plus de valeurs longues sur la note ré#, mais un flot continu de triples croches puis de quintolets (ambitus de solx à fa#). Le motif initial, enfin, subit une augmentation rythmique en croches pointées. L’obsession est alors à son comble. Ravel, en plus de ces effets rythmiques complexes, accentue cette gradation inquiétante en y ajoutant un crescendo, comme pour nous avertir de quelque chose à venir : un piano subito.  Celui-ci introduit l’arrivée de la « seconde partie ». Toutes les mesures sont remises à la même valeur : 5/4. Le compositeur dès lors opte, en opposition à ce début instable dans lequel tout semble se chevaucher étrangement, pour une série de cinq accords, homorythmiques. Ceux-ci dans une écriture de type chorale sont répétés quatre fois dans un crescendo considérable. Ravel reprend pour ce faire cet ostinato résolument obsédant qu’il nous a exposé en premier lieu : ré#, mi, sol#, fa, la. Le voici désormais en augmentation à la noire. Le seul changement que Ravel y apporte, c’est la substitution du fa par fa#, et l’harmonisation de cette suite de notes. Il va alors répéter cet enchaînement en ajoutant peu à peu des voix supplémentaires et en utilisant ainsi tout l’ambitus des deux claviers. La cinquième main disparaît dans ces cinq dernières mesures. Lorsque l’œuvre atteint un semblant d’apothéose où l’on s’attendrait à une explosion fortississimo, Ravel réalise un véritable effet à la fois inattendu et déroutant pour l’auditeur : un pianississimo subito. Un grondement confusément sourd résonne dans les graves, semblable à une sonorité de gong, et deux accords mystérieusement murmurés et aériens dans l’échappée de la sourdine viennent ponctuer ces quinze mesures de musique, laissant place à un silence chaotique.

      Cette œuvre restée longtemps dans l’ombre demeure encore aujourd’hui trop peu connue du grand public. Sa formation peu commune, sa difficulté de mise en place et sa trop courte durée font qu’elle est peu interprétée en concert. Les enregistrements de cette œuvre sont d’ailleurs peu nombreux. Il a fallu patienter jusqu’en 1975, lors du centenaire de la naissance de Maurice Ravel, pour que la partition soit enfin publiée et devienne par conséquent plus accessible. Néanmoins, elle a été redécouverte par le célèbre compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez qui l’a fait interpréter lors d’un concert en mars 1954. Il est intéressant de constater que le compositeur se soit penché sur ces quinze mesures oubliées à une époque où il revendiquait le besoin de couper avec le passé musical et de regarder vers un avenir en constantes innovations artistiques. Cela prouve à quel point Frontispice de Maurice Ravel est une composition frappante et en avance sur son temps. Bien qu’elle soit courte, elle concentre beaucoup de caractéristiques des  mouvements musicaux du XXe siècle. En effet, nous pouvons le constater à travers son effectif déroutant, sa courte durée. Nous le constatons également dans la répétition d’éléments musicaux et dans leurs déphasages, effets que l’on retrouve dans la musique répétitive si chère à Steve Reich ou encore à Terry Riley. Pierre Boulez éprouve un intérêt tel pour cette pièce qu’il l’orchestre en 1987 pour un petit ensemble et vingt ans plus tard, en 2007, pour grand orchestre, en hommage au musicologue François Lesure décédé en juin 2001. L’orchestration que nous livre le chef d’orchestre se souvient du klangfarbenmelodie (jeu de mélodie et de timbre des instruments de l’orchestre) instituée par Schoenberg et Webern dont il a par ailleurs souvent dirigé les œuvres.

     Frontispice de Maurice Ravel est incontestablement un chef-d’œuvre de ce que Jean-François Zygel appelle les "cabinets de curiosité musicaux". Encore trop peu connu du grand public, il mérite pourtant le détour. Pour peu qu’ils croisent cette œuvre dans leur parcours, amateurs ou musiciens seront frappés par la modernité, la structure sonore et surtout l’anachronisme de cette page. Toute une mécanique éblouissante qui tourne sous le capot avant même qu’Adélaïde ne les entraîne sur les sentiers de ma musique.

Nous proposons ci-dessous trois versions enregistrées de l’œuvre de Maurice Ravel, disponibles sur YouTube.

•    Enregistrement par les pianistes Aloys et Alfons Kontarsky
•    Enregistrement par les pianistes Jacques Février, Gabriel Tacchino et Jean-Claude Ambrosini
•    Captation vidéo de l’orchestration de Pierre Boulez interprétée par l’ensemble intercontemporain sous la direction Matthias Pintscher

Bonne écoute !

Bibliographie séléctive :

- Marcel MARNAT, Maurice Ravel, Fayard, 1995

- Christian GOUBAULT, Maurice Ravel, le jardin féérique, Minerve, 2004

- Jean-François Zygel, Cabinet de curiosités [Emission radio], France Inter, 2016

(Ci-dessous les cinq premières mesures de l’original de la partition de Frontispice, et un portrait de Ravel chez sa marraine de guerre, Madame Fernand Dreyfus, par Roland-Manuel) 

Publié le : 31/05/2019 à 11:55
Mise à jour : 17/05/2020 à 06:26
Auteur : Yann Bertrand
Catégorie : Découverte

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