« Filthy But Funky »

La funk érotique et incomprise de Betty Davis

« Madonna before Madonna, Prince before Prince », ainsi l’a décrite Miles Davis. Pionnière de la funk music trop souvent oubliée, la chanteuse Betty Davis a pourtant eu une carrière pour le moins singulière. D’abord mannequin et songwriter, œuvrant dans la sphère créative de Andy Warhol et Jimi Hendrix puis de Miles Davis, son mari pendant environ un an (elle a alors 23 ans, lui 43), sa carrière de musicienne fut fulgurante : elle sort quatre albums de funk pur et dur entre 1973 et 1976, avant d’arrêter définitivement la composition et de s’isoler de tous, s’exilant en Angleterre puis au Japon.

La carrière éclaire de Betty Davis relève pourtant de l’extraordinaire, et sa musique a eu des répercussions inouïes sur ceux qu’elle a fréquenté, sur les femmes de sa génération et sur l’avenir de la R’n’B. A contre-courant de l’image de la femme Noire américaine dans une Amérique à peine libérée de la Ségrégation (abolie en 1964), Betty Davis prône une vraie libération, qu’elle affiche par des textes et des tenues provocatrices. On est bien loin, en écoutant sa musique, des Supreme ou des Temptations, chanteuses lissées, policées par des producteurs blancs, dont la musique a aussi pour but de montrer les africains américains « civilisés comme les Blancs ». Comment s’explique le manque de notoriété de Betty Davis ? Par une assurance trop démonstrative de sa sensualité féminine ; des chansons revendiquant avant l’heure son érotisme et son pouvoir de séduction ; par l’acceptation de son corps et de désirs. Focus sur une artiste révolutionnaire et controversée.


Miss Mabry

Betty Mabry écrit des chansons depuis ses douze ans. Petite, sa grand-mère lui fait écouter les blueswomen Ma Rainey (1886-1939) et Big Mama Thornton (1926-1984), qui chantent leurs désirs, leur vie de femme, leurs rapports aux hommes et leurs tracas quotidiens (Betty fera la liste de ses idoles dans la chanson They Say I’m Different, en 1974). Elle comprend très tôt qu’elle n’a pas à être gentille et jolie dans le but de plaire aux hommes. Elle a d’autres ambitions. Elle quitte la Caroline du Sud pour New-York à seize ans. Sûre d’elle, charismatique et indépendante, Betty enregistre plusieurs de ses compositions, dont The Cellar, en 1963, d’après le nom du club où elle est DJ, et est engagée en 1966 par l’agence de mannequinant Wihlemena, devenant leur première top model noire.

Betty rencontre Miles Davis en 1967, dans un club de New-York. Leur relation va être décisive pour leur carrière respective : le couple s’influence mutuellement, et cela perdurera bien après leur séparation, en 1969. On le sait peu, mais le tournant électrique brutal de Miles doit beaucoup à sa nouvelle compagne, alors mannequin, qui fréquente les clubs branchés du Greenwich Village et son lot d’artistes contre-culture comme Jimi Hendrix, qui fut son amant (elle lui aurait inspiré son Electric Ladyland) et Sly Stone, s’engage auprès des Black Panthers et contre la guerre du Vietnam. Le style de Miles en pâtit également : sur les conseils de Betty, qui a « balancé ses costumes à la poubelle », il porte à présent du cuir et d’immenses lunettes de soleil. Il lui dédit la pièce Miss Mabry, sur l’album Filles du Kilimanjaro (1969). La légende veut aussi que son album de fusion de 1970 se soit d’abord appelé Witches brew (brouet de sorcières), avant que sa muse le convainque de le renommer Bitches Brew (brouet de salopes). C’est d’ailleurs elle qui apparaît, de profil, sur cette pochette mythique.


Political Gal

En mai 1969, Betty Davis entre aux studios Colombia où elle enregistre, accompagnée notamment par Herbie Hancock, John McLaughlin et Wayne Shorter, une version de Politician man de Cream. Son interprétation à la première personne, sa voix brute languissante et libidineuse, met en scène « le droit de cuissage de certains politiciens ».

« Hey now, baby
Get into my big black car[...]
I want to just show you
What my politics are

I'm a political girl
And I practice what I preach [...]
So don't deny me, baby
Not while you're in my reach »

 

Cette session d’enregistrement marquera la naissance d’un funk vertigineusement sensuel et l’affirmation de ses talents de songwriter, d’interprète et de productrice.

 

« I’d just say it was rough »

Betty quitte Miles, violent et jaloux de sa proximité avec Jimi Hendrix, en 1969. Sa carrière va alors réellement débuter, et Betty devient rapidement un symbole incontournable d’érotisme, de provocation, et de liberté. Son premier tube, If I’m in luck I just might get picked up (‘’Si j’ai de la chance je pourrais peut-être me faire emballer’’), sur l’album Betty Davis (1973), est censuré dans plusieurs États. Non seulement les paroles prônent une sexualité libérée mais sa voix rauque, le groove de la basse et le jeu laid back de la batterie ne font que renforcer l’effet sensuel de cette chanson. Betty s’adresse ici directement à l’homme (n’importe lequel) dont elle dépend pour assouvir ses désirs. Elle se détache entièrement de la femme objet très présente dans les chansons de ses homologues masculins et s’affirme fièrement comme wild woman revendiquant ses propres fantasmes.

I said I'm fishin' trick and you can call it what you want then
I said I'm wigglin' my fanny
I want you dancing I'm a doin' it doin' it
This is my night out

Loin de se sentir brimée par la censure, Betty Davis sort l’année suivant l’album They Say I’m Different, dont le titre reflète son indépendance artistique: elle suit le conseil de Marc Bolan (T.Rex) qui l’encourage à s’affirmer comme leader de son groupe et refuse que Eric Clapton produise l’album (ce serait trop banal, dit-elle). L’album s’ouvre sur la chanson sauvagement sexuelle, aux paroles imagées et au riff lancinant Shoo-B-Doop And Cop Him :

Gals, He’s a fine fine thang
(Ain’t he fine?)
Lord knows, he sure is fine
(Ain’t he fine?)
Gals, I can’t help myself
(She’s gonna do it) […]

I’m gonna move it slow like a mule
(Go on and move it, gal)
I’m gonna love him funky free and foolish
I’m gonna do my best
And try hard to get him

 

Comme dans If I’m in luck, Betty ne laisse aucune place au doute : c’est elle qui décide. Autre chanson de hard, deep, sexy funk, He was a big freak relate avec un cynisme assumé les désirs inconventionnels de Jimi Hendrix…

 

He was a big freak!

I used to beat him with a turquoise chain, yeah
When I was his woman, I pleased him
I’d lead him to the tip
When I was his mistress, oh oh
I gave him cheap thrills
When I was his princess, silk and satin and lace
I'd wear for him

He was a big freak!
flim, flam, floozy, fantasy

When I was his housewife
I’d scrub him, I’d love him, I’d cook his meals
When I was his geisha, oh oh
I got down and...
When I was his flower
I’d answer to the name of Rosie May

He was a big freak!
I used to say all kinds of dirty thangs

 

Nasty Gal

Une des particularités de Betty Davis est son désir de différencier amour et érotisme. Elle continuera sur cette lancée avec la chanson Nasty Gal (sur l’album éponyme, 1975), allusion au Bitches Brew et à Miles Davis (I ain’t nothin but a nasty gal now/I said, you said I was a bitch now[...]/You said, I was a witch now/ I’m gonna tell them) et avec l’album Is it love or desire (1976), qui enchaîne les titres sans ambiguïté sur leur caractère érotique : Is it love or desire ; It’s so good ; Whorey angel ; Crashin from passion ; When romance says goodbye

Dans sa musique, Betty Davis ne s’exprime pas contre l’oppression. Elle n’en a pas besoin : elle sait qui elle est et ce qu’elle veut. En 1976, elle fait le choix délibéré de quitter l’industrie musicale. Il lui est alors impossible de décrocher un contrat : en effet, les maisons de disques sont toutes gérées par des producteurs blancs, et exigent qu’elle se conforme aux attentes du public. Elle est dénigrée par les médias et subit les dures remontrances de la NAACP (Association pour le progrès des gens de couleur) qui considère sa musique « honteuse » pour l’image des Africains américains. Ne se sentant plus ni légitime, ni appréciée, Betty Davis va mettre un terme à sa carrière de musicienne. Son avant-gardisme aura eu raison d’elle.

 

Femme Corbeau

Betty Davis fut une pionnière du funk et de la R’n’B méconnue. Sa musique a notamment été largement samplée par les rappeurs Noirs américains (y compris par Ice Cube dans Once upon a time in the projects), qui voient en elle une icône de la liberté d’expression.

Déesse vénérée et vénéneuse, la musique précurseure de Betty Davis aura aussi directement inspiré des générations de musiciennes de funk, rock et pop à chanter leurs désirs librement, prendre pleine possession de leur corps de femme, et user de leur pouvoir de séduction à des fins politique et féministe. Citons par exemple Militia Vox, Amy Winehouse, ou encore Beyoncé, Madonna et Lady Gaga. La musique de Betty Davis est un véritable hymne à l’indépendance des femmes, que semble résumer cet extrait de la chanson Anti-Love Song :

Cause I know you could possess my body […] D’you know I could possess your body too?

Pour aller plus loin :

 

A Voir : le documentaire Betty - They Say I’m different, de Philipp Cox (2017)

A Lire : la bande dessinée Les Culottées 2, de Pénélope Bagieu (extrait sur Betty Davis disponible gratuitement en ligne)

A Écouter : la discographie de Betty Davis ; Filles du Kilimanjaro (1969) et Bitches Brew (1970) de Miles Davis ; Electric Ladyland (1968) de Jimi Hendrix

Publié le : 22/08/2019 à 17:59
Mise à jour : 12/09/2019 à 18:35
Auteur : Judikaelle Séjourné
Catégorie : Découverte

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