Le frisson facétieux de l’éventail

"Fanfare" pour L'éventail de Jeanne

En une minute trente : rafale de tambours, chanson militaire, polytonalité criarde et apothéose wagnérienne. Impossible de s’y méprendre, c’est bel et bien du pur Ravel que l’on entend dans la « Fanfare » pour L’Eventail de Jeanne, brise délicate et délicieuse de son atelier de composition.

Cette pièce discrète est en effet animée d’un souffle nouveau. En vingt-neuf mesures seulement, le génie musical et orchestral du compositeur s’empare une fois de plus de l’auditeur. Trop peu connue, cette page passe quasi inaperçue au sein du catalogue du musicien. Et pourtant, il s’agit d’un chef-d’œuvre miniature hélas occulté par ses plus grandes compositions. Cette « Fanfare » qui dispose d’un contenu musical riche et intense offre pourtant à l’auditeur un moment de ravissement, un frisson d’éventail. En cela, elle mérite aussi bien l’attention des admirateurs de Maurice Ravel que des musiciens chevronnés ou des mélomanes en quête de partitions rares et inédites.

Découvrons (ou redécouvrons) ensemble les quelques mesures de cette page oubliée. Replongeons dans ce fascinant atelier où le compositeur a tant étudié pour livrer le meilleur de lui-même. Voyageons avec lui de Ciboure à Saint-Jean-de-Luz en passant par Lyons-la-Forêt et jusqu’au « Belvédère » de Montfort l’Amaury. Laissons-nous guider par cette verve à la fois musicale et orchestrale. Laissons-nous surprendre par sa finesse et son charme envoûtant. Laissons-nous transporter dans cet univers féérique de couleurs, de sons et de sensations avec cette étonnante « Fanfare » pour L’Eventail de Jeanne.

Un éventail de couleurs

Le 16 juin 1927, au 68 de l’avenue d’Iéna à Paris, a lieu la première audition privée d’une œuvre chorégraphique atypique : L’Eventail de Jeanne. Ce ballet collaboratif regroupe dix grands compositeurs de la musique française. Il se présente sous la forme d’une succession de pièces qui prennent l’apparence d’un divertissement de danses effectuées dans une atmosphère légère, parodique et enjouée. Chaque compositeur y laissera son empreinte à sa manière : Maurice Ravel compose une « Fanfare », Pierre-Octave Ferroud une « Marche », Jacques Ibert une « Valse », Alexis Roland Manuel un « Canario », Marcel Delannoy une « Bourrée », Albert Roussel une « Sarabande », Darius Milhaud une « Polka », Francis Poulenc une « Pastourelle », Georges Auric un « Rondeau » et enfin Florent Schmitt une « Kermesse-Valse ». Dans cet ensemble, la « Fanfare » de Ravel prend l’apparence d’une ritournelle, rejouée entre la pièce de Delannoy et celle de Roussel.

Créé sous la direction de Roger Desormière, l’évènement a lieu dans le prestigieux salon de la dédicataire de l’œuvre, Madame Jeanne Dubost, fondatrice d’une école de danse pour les enfants. Elle est aussi amatrice de soirées dans lesquelles se retrouvent et se rencontrent nombre d’artistes du moment, politiciens de gauche et personnalités influentes.

Selon les dires du compositeur Darius Milhaud, L’Eventail n’était pas une commande (contrairement à ce que l’on peut lire le plus souvent) mais un cadeau collectif pour Mme Dubost. Le célèbre compositeur russe Serguei Prokofiev, présent à la soirée, livre un ressenti plutôt négatif vis-à-vis de l’œuvre : « Abominable, à l’exception de la contribution de Ravel […]». L’œuvre ne sera donnée en première audition publique que le 4 mars 1929, à l’Opéra de Paris, sous la direction du compositeur et chef d’orchestre Joseph-Eugène Szyfer. Nous devons la chorégraphie de ce ballet pour enfants à Alice Bougrat et à Yvonne Franck. Le rôle principal sera tenu par la danseuse Tamara Toumanova alors âgée de dix ans. L’Eventail de Jeanne ne remporte pas de réel succès. L’œuvre reste aujourd’hui encore dans l’ombre des concerts et est très peu recherchée des chefs d’orchestre.

Si l’on se réfère à la considération de Prokofiev évoquée plus haut, la contribution de Ravel à ce ballet serait la seule dotée d’un intérêt réel. Son ingéniosité, sa densité, son orchestration et son discours feraient de cette « Fanfare » l’unique page marquante de L’Eventail. Ajoutons à cela quelques mots du musicologue Marcel Marnat dans la biographie consacrée au compositeur parue aux éditions Fayard en 1986 : « on est convaincu, non seulement que Ravel domine ici tout le monde mais qu’il a heureusement réussi dans le projet nécessaire d’être le plus court ».

Nous traiterons ici seulement de la contribution de Ravel à L’Eventail de Jeanne. Toutefois, nous invitons le lecteur à prendre également connaissance de la collaboration des autres compositeurs. Bien qu’inégale, leur contribution n’est pas pour autant dénuée d’intérêt. Découvrons plus en détails ce qui fait la marque de la « Fanfare » dans cet Eventail de Jeanne.

Quatre-vingt-dix secondes de musique. Vingt-neuf mesures sur la partition. Orchestre relativement réduit, exploité avec beaucoup de mesure et de concision. Discours épuré d’une grande simplicité. Tous ces facteurs concourent à la singularité de cette pièce isolée dont le résultat est étonnant. Ravel nous prouve une fois de plus la maîtrise totale de son art. D’ailleurs, « Fanfare » n’est pas sans rappeler une autre composition de notre musicien, tout aussi brève, intense, anachronique et peu connue : Frontispice pour deux pianos à cinq mains (1918). Deux chefs-d’œuvre latents de Ravel. Mais là où Frontispice apparaît comme une œuvre à l’allure mystérieuse, austère et déroutante, la « Fanfare » pour L’Eventail de Jeanne s’impose comme une composition caractéristique de son génie.

Ce qui frappe immédiatement dans cette pièce, c’est la grande simplicité et l’épuration du discours musical. En effet, l’idée mélodique principale n’est réduite qu’à un simple accord majeur arpégé dans l’ambitus d’une octave. Cette petite mélodie n’est pas sans rappeler la couleur des chansons populaires militaires, ou plus encore une sonnerie de clairon (!). Mais comme à l’accoutumée, ne nous méprenons pas sur l’apparente simplicité du matériau. Ravel a su en jouer avec brio à maintes reprises dans ses compositions précédentes (la Sonate pour violon et violoncelle de 1920 par exemple).

Autre point important que l’on relève dans cette partition : le traitement de la polytonalité. Le compositeur l’utilise au sein d’un mélange méticuleux des timbres de son orchestre. Nous pouvons relever sur la partition une ambigüité dès la première mesure : cinq dièses à la petite flûte contre l’absence d’armure au reste de l’orchestre. Ravel s’est déjà rendu à plusieurs reprises sur les rives de la polytonalité dans sa musique et il sait l’utiliser à sa façon. Nous pouvons citer en guise d’exemples quelques passages de L’Enfant et les Sortilèges, ou encore la Sonate pour violon et violoncelle. Mais les passages les plus frappants sont contenus dans la seconde pièce des Chansons madécasses et Frontispice citée plus haut.

Partition de Fanfare

Premières mesures de la « Fanfare » avec l’annonciation de la mélodie à la petite flûte.

Un roulement tonitruant de percussions débute la pièce et annonce en même temps le lever du rideau dans le ballet. Impossible de se tromper : la couleur de la fanfare est donnée. Les premières entrées de la mélodie offrent un délicieux contrepoint criard de timbres entre la petite flûte (en si majeur) et le hautbois (en fa majeur, tonalité du triton inférieur). Ne doutons pas que Ravel s’amuse déjà. Cet impact sonore situé dans le registre aigu témoigne d’ores et déjà de sa fine orchestration. La sonnerie solennelle d’une trompette (sur un arpège de sib majeur) résonne comme un clairon accompagné par les cordes en pizzicati (sol majeur). L’ambigüité bitonale ici se dissout à travers l’orchestration du musicien. Visiblement, ce qui l’intéresse c’est le rendu sonore, rythmique, harmonique mais aussi percussif qu’apporte le jeu pizzicato des cordes. Dans une sorte de développement toujours très épuré, il n’hésite pas à exploiter de nouvelles palettes de couleurs (jeu en harmoniques des cordes par exemple). Il nous mène peu à peu vers le seul tutti de la partition : une belle déclamation emphatique dans une tonalité affirmée de si majeur, digne des bouquets finaux wagnériens. Mais, coup de théâtre, la tonalité est soudain pulvérisée et l’orchestre englouti par l’explosion délirante d’une note au tam-tam. Le facétieux musicien a su mener sa pièce avec une grande retenue pour préparer ce véritable pied-de-nez musical. La fameuse touche de second degré dont il a le secret.

 Même avec une composition d’apparence modeste, le compositeur ne cesse de nous fasciner et de nous surprendre. Il réussit à fournir une page de qualité avec une économie de moyens remarquable. Il sait ménager ses ressources. A travers un matériau mélodique simple, des interventions polytonales, des combinaisons de timbres minimalistes ainsi que des contrastes nuancés et colorés, il parvient à imposer dans l’espace d’une seule page une diversité foisonnante. Le tout est extrêmement fluide et cohérent. L’auditeur savoure à travers ces vingt-neuf mesures les procédés musicaux caractéristiques de Ravel. Nous relèverons sur la partition transcrite pour piano à quatre mains par le compositeur lui-même l’indication wagneramente (mesure dix-huit) qui témoigne de la touche d’ironie iconique du musicien. Elle mènera Marcel Marnat dans l’ouvrage cité plus haut à parler de cette fanfare comme d’une sorte de « marche qui mène à quelque chose d’inexorable, à la chute d’un Walhalla miniature ».

Suite de la partition de Fanfare

Extrait de la partition transcrite pour piano à quatre mains.

 

Bien qu’inégale, L’Eventail de Jeanne demeure une collaboration touchante de compositeurs talentueux qui ont marqué l’histoire de la musique française à leur manière. Comme elle est délaissée par les interprètes et quasi oubliée depuis l’insuccès de sa création publique en 1929, il est aujourd’hui encore extrêmement rare de voir cette œuvre au programme d’un concert. Nous avons néanmoins accès à des enregistrements discographiques de l’œuvre. Toutefois, ils demeurent assez pauvres. La « Fanfare » de Maurice Ravel fait figure d’exception dans le cadre des nombreuses intégrales de grands chefs consacrées à son œuvre orchestrale.

Nous invitons le lecteur à écouter le ballet disponible dans son intégralité sur YouTube sous la direction de Geoffrey Simon.

Pour ce qui concerne plus précisément la « Fanfare » de Ravel, nous vous recommandons les enregistrements de :

  • L’Orchestre Symphonique de Montréal sous la direction de Charles Dutoit
  • Le London Symphony Orchestra dirigé par Claudio Abbado
  • L’Orchestre Philarmonique de New York dirigé par Pierre Boulez

 

Maurice Ravel

Maurice Ravel accoudé à son piano au belvédère à Montfort l’Amaury.

Publié le : 13/10/2019 à 11:23
Mise à jour : 17/10/2019 à 09:07
Auteur : Yann Bertrand
Catégorie : Découverte

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