Démêlons le Vrai du Faux : Une Introduction aux Musiques Traditionnelles Bretonnes

« Écoute ! De la cornemuse ! Prends mon petit doigt, on va danser comme les Bretons, là »

Depuis les années 1970 et la naissance de la world music, on observe en France un véritable revival des musiques traditionnelles. Entre autres, la musique bretonne connaît un nouvel essor grâce à la folk et au rock celtique, que l'on doit en partie au travail de Alan Stivell, musicien militant pour l'ouverture de sa culture au reste du monde. C'est ce métissage qui a permis une popularité croissante des musiques traditionnelles bretonnes.

En effet, si vous entrez les mots-clés « musique bretonne » dans la barre de recherche de Youtube, des artistes de variété comme Nolwenn Leroy, Matmatah et Manau se trouvent en tête des résultats. Dans la lignée directe des premières hybridations entre folk et musique traditionnelle, chacun collectionne un nombre de vues impressionnant. Rap relatant une guerre fictive entre deux clans des Côtes-d'Armor, La Tribu de Dana de Manau (1998) compte au moment où j'écris environ 10.4 millions de vues. Quant aux non moins célèbres Lambé an dro de Matmatah (1997) et La jument de Michao (2010), dans la version de Nolwenn Leroy, ils ont respectivement 8.3 et 6.7 millions de vues. Ces chansons véhiculent l'image stéréotypée que les Français peuvent avoir de la Bretagne : une région aux folklore et légendes inhérents à la vie des habitants, qui, entre deux travaux dans les champs, se promènent sur la côte ou dans la forêt de Brocéliande, boivent du chouchen et dansent en se tenant le petit doigt, au son d'une bombarde. Cet article n'a pas pour but de démontrer l'inexactitude de ce portrait fantasmé du Breton (je précise néanmoins que la plupart des villes et villages de ma région sont à ce jour pourvus d'un accès à Internet), mais plutôt de réfléchir aux clichés que colportent ces chansons de variété sur la musique bretonne.

Quels codes issus des traditions bretonnes retrouve-t-on dans ces chansons ? A la première écoute, ceux-ci ne sautent pas aux oreilles. Chez Manau, si on exclut le texte, le refrain est samplé sur une la version de Alan Stivell de Trimartolod. Ils sont plus visibles chez Matmatah. Malgré une instrumentation franchement rock, on remarque dans Lambé an dro deux éléments caractéristiques de la musique bretonne. Le premier réside dans le titre, l'an dro étant une danse communautaire (qui comprennent les danses en ronde ou en chaîne) parmi les plus basiques et populaires. Chacune (il existe en plus de ces danses communautaires des contredanses ainsi que des danses en couple) possède tempo et formules rythmiques propres, qui doivent permettre une identification rapide ; cette chanson est donc à danser. De plus, Matmatah utilise ici avec une bonne volonté certaine le procédé du kan ha diskan (littéralement « chant et déchant »), qui consiste à répéter chaque vers, d'abord chanté par un soliste, par un chœur. Il ne manque ici qu'un tuilage entre les canons pour que ce kan ha diskan réponde à tous les critères de musique traditionnelle. Enfin, c'est peut-être La jument de Michao, air traditionnel ancien repris par Nolwenn Leroy, qui semble être la chanson la plus « bretonnisante » des trois. La forêt dans laquelle prend place le clip vidéo ainsi qu'une tribu aux costumes et outils pour le moins anachroniques plantent le décor de cette chanson sous forme de dizaine (de « C'est dans dix ans... » à « c'est dans un an... »). Après une courte introduction faisant entendre « le violoneux du village » puis un beat très « chanson française », Leroy chante en nous lançant, telle une fée Morgane, des œillades sensuelles. Sans aller plus loin dans l'écoute, on a déjà ici une bonne dose de clichés sur la musique bretonne. Cette chanson, aussi connue sous le titre Le loup, le renard et la belette est au départ un kan ha diskan, dont nous avons rapidement vu les caractéristiques plus haut. Ici, Leroy l'a totalement supprimé : quid des reprises, des tuilages, et de l'unisson, elle chante tout elle-même et y ajoute une seconde voix. De plus, la technique vocale de Nolwenn Leroy n'a en réalité pas grand chose à voir avec le chant traditionnel breton comme peuvent le pratiquer des chanteurs comme Denez Prigent, spécialiste du kan ha diskan et de la gwerz. Je conclurai ces cinglants portraits de chansons de variété déguisées en musique bretonne en ajoutant qu'aucun de ces titres ne sont en breton – un atout commercial de plus car le public les comprend.

Qu'en est-il donc des musiques bretonnes aujourd'hui ? Comment et par qui sont-elles pratiquées et écoutées, si ces titres de variété ne sont que des pâles tentatives de copies d'une culture riche de treize siècles de musique ?

On distingue aujourd'hui différentes pratiques musicales et contextes. En simplifiant, on peut les scinder en catégories aux frontières poreuses, chacune contribuant à l'actualisation de l'ancien grâce à de nouvelles sonorités. Nous aborderons donc le rôle des Bagadoù, celui des nouveaux instruments et formations, avant de nous pencher sur l'importance les fêtes et festivals.

Les Bagadoù (pluriel de Bagad, «groupe », en Breton), découlent de l'association du biniou et de la bombarde, dont on trouve des traces dès le Vème siècle. Si le terme date des années 1930, des ensembles de sonneurs apparaissent dès la fin du XIXème, à l'occasion de fêtes folkloriques. De nos jours, ces orchestres (il en existent environ 150 en Bretagne) comptent trois sortes d'instruments : un pupitre de bombardes, un de biniou-kozh (cornemuse bretonne) et un de percussions, traditionnelles ou non (caisse-claire écossaise, grosse caisse...). Les sonneurs évoluent au sein d'associations faisant aussi offices d'écoles de musique traditionnelle, dans lesquelles l'enseignement est surtout oral. Aujourd'hui, ces ensembles jouent leurs propres compositions, souvent écrites par le penn-sonneur (le chef) à mi-chemin entre innovation et tradition : les mélodies sont modales, les cornemuses continuent de répondre aux phrases des bombardes, et il s'agit toujours de marches, danses ou suites. A cela s'ajoute désormais de la polyphonie, du contrepoint, de l'harmonie. Désireux de faire connaître ces orchestres traditionnels et de s'inscrire dans l'actualité, les bagadoù s'exportent de plus en plus, par exemple lors de manifestations pan-celtiques. On se rappellera d'autant plus de la victoire du Bagad Melinerion de Vannes au concours télévisé La France a un incroyable talent en 2015, qui fit connaître au grand public ces ensembles chers au patrimoine breton.

Si certains artistes tiennent à s'inscrire dans une continuité de technique et de répertoire, d'autres cherchent à y apporter leurs innovations. Par conséquent, dans un souci constant d'ouverture et de modernisation, de nouveaux instruments intègrent les bagadoù ou autres formations de musiques traditionnelles bretonnes. Ainsi le bagad de Vannes a-t-il inventé une bombarde basse, d'environ un mètre cinquante, pour son ensemble. D'autres bagadoù ont su se doter ponctuellement de violon, guitare ou accordéon. Entre 1970 et 1980, la folk remet en cause l'omniprésence des bagadoù et c'est surtout au sein de plus petites formations que les métissages sont les plus remarquables. Le précurseur du genre, le harpiste Alan Stivell, va introduire dans son album Reflets (1970) de l'orgue hammond, de la guitare, du banjo et de l'harmonica (instruments emblématiques de la folk). Il permettra à l'influence celtique d'atteindre son apogée et aux jeunes générations de se réapproprier leur identité. Puis, dans cette lancée, d'autres groupes éclosent : le groupe de folk électrique Tri Yann en 1971, popularise des chansons traditionnelles (La jument de Michao, Dans les prisons de Nantes, Pelot d'Hennebont...) ; le collectif L'Héritage des Celtes, lancé en 1976 par le guitariste électrique Dan Ar Braz, va contribuer à la notion d'Interceltisme (c'est d'ailleurs une chanson du groupe, Diwanit bugale, qui représente la France à l'Eurovision de 1996). Depuis cette première vague folk, les métissages à base de musique bretonne prospèrent. On peut citer entre autres les groupes de rock breton Red Cardell, formé en 1996, Plantec, formé en 2000 ou Digresk, en 2008. D'autres artistes préfèrent rapprocher deux cultures géographiquement éloignés, comme le groupe Penfleps (1989), mêlant punk, musique andalouse et chant anglo-berbère, ou Taÿfa (1992), qui fusionne musiques bretonne et berbère, incluant techniques et instruments externes à la Bretagne à des mélodies souvent chantées en Breton. Les métissages se multiplient et semblent sans limite; associations avec de la musique hongroise, bulgare, roumaine, klezmer, du jazz, ou encore du ska ou du heavy metal : en 2017, le bagad Bro Kemperlé a été invité à partager la scène du Hellfest avec Les Ramoneurs de Menhirs, par exemple.

Enfin, l'appropriation des musiques bretonnes et son exportation passent par les fêtes et les festivals. Le fest-noz date lui aussi des années 1970 et est un lieu de rassemblement pour des danseurs de toutes générations. Des groupes se spécialisent dans la musique à danser et les festivals sont l'occasion pour eux de se faire connaître, comme les géniaux Ar Re Yaouank (« les jeunes ») et leurs arrangements rock de musique traditionnelle à danser, des sortes de « AC/DC celtes », pour citer le guitariste de Trust, dont ils ont fait les premières parties. Si, à ce stade de l'article, la musique bretonne vous paraît encore joliment désuète, c'est que vous n'avez jamais foulé les rues de Lorient à minuit lors du Festival Interceltique. Cet événement annuel dure 10 jours, début août, regroupe près de 4500 musiciens et artistes venus de toutes les nations celtes (parmi lesquelles les Asturies, Cornouailles, l'Irlande, l’Ecosse, l'Australie, l'Acadie et Cuba – il y en a d'autres) et accueille chaque année quelques 750.000 spectateurs. La bière y coule à flots, de jeunes danseurs partagent la piste avec des plus anciens au son de groupes de tous styles, sans hiérarchisation aucune, le breton la langue officielle des festivaliers. Ce festival est un des meilleurs exemples de melting pot à la fois inter-générationnel et culturel auxquels la Bretagne veut et doit s'ouvrir. D'autres festivals similaires existent, comme le Festival de Cornouailles ou le Yaouank.

En un mot, les musiques traditionnelles bretonnes sont toujours pratiquées, écoutées, même vécues, tant sont leur impact sur une culture sans cesse en évolution, en élargissement, en transmission. Et si seulement quelques bribes de ce patrimoine foisonnant passent les frontières de la Bretagne (après Nantes, donc) pour parvenir aux oreilles des Français, faisant ainsi perdurer de tels clichés, c'est que l'industrie du disque nécessite constamment une simplification des codes. En résulte une musique aseptisée mais accessible à un plus grand nombre, la « touche bretonne » ne constituant au final qu'un atout commercial. Peut-être avons nous encore des progrès à faire en terme d'ouverture sur l'Autre, et devons réfléchir à la légitimité des musiques « de consommation ». Car en nous arrêtant à cette couverture, nous risquons de passer à côté de cultures insoupçonnées.

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Ci-dessus, le spectacle "Contrechamp" du Bagad Melinerion de Vannes

 

Une playlist accompagnant la lecture de l'article sera disponible prochainement.

 

Publié le : 01/04/2018 à 00:00
Mise à jour : 23/07/2019 à 08:09
Auteur : Judikaelle Séjourné
Catégorie : Reportage

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